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Amitié

Publié le par Carole

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    Dans la lumière très pure de cet après-midi de janvier, j'ai aperçu par-dessus les arbres, alors que je longeais le boulevard des Tribunes, de grandes voiles rouges et blanches. Elles voguaient de conserve dans le ciel, comme les caravelles de Christophe Colomb.
    C'était si beau que, suivant la direction qu'elles m'indiquaient, je suis entrée dans l'hippodrome où je n'étais jamais allée. Et j'ai vu sur l'une des pelouses ces trois hommes, trois amis qui manoeuvraient avec passion, en s'efforçant de les faire aller côte à côte, leurs grands cerfs-volants colorés. Les cerfs-volants s'en allaient très haut, si haut que les hommes en paraissaient tout petits, et qu'ils semblaient bien plutôt dans le grand ciel être devenus ces trois oiseaux semblables.

Publié dans Nantes

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L'esprit du temps

Publié le par Carole

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   L'esprit du temps... sans doute cette boutique ne l'avait-elle pas rencontré, puisqu'elle vient de fermer. On y vendait des livres.
 
    L'esprit du temps, voilà une étrange expression... Qu'est-ce que c'est donc, l'esprit du temps ?
    Ce je ne sais quoi qui nous unit tous en pensée, malgré tant de disputes et de tiraillements, ces lunettes aux verres invisibles et pourtant dotés de filtres épais, à travers lesquelles nous voyons le monde, tous autant que nous sommes, pourvu que nous soyons du même temps...
    Ce presque rien qui fait qu'on distingue sans peine un papier peint des années 30 d'un papier peint des années 60 - que nul ne confondrait avec un autre papier peint des années 80, par exemple. Qui fait que la voix de Clemenceau ressemble à la voix de Sarah Bernhardt, et que le sourire de Marilyn Monroe ressemble à celui de Che Guevara. 
    Cet élan unanime qui porte les grands progrès, et les foules sauvages. Ce masque qui façonne nos visages humains. Ce dictionnaire dont on ne tourne jamais les pages, mais qui choisit pour nous chacun des mots de nos conversations. Cette façon que nous avons de toujours dénigrer l'esprit de notre temps et de lui préférer le bon vieux temps d'avant. 
    L'esprit du temps... sans lui nous ne serions pas nous-mêmes. Par sa faute nous ne sommes jamais nous-mêmes. Contre lui nous luttons sans cesse, mais c'est lui qui soutient notre bras, et arme notre poing, quand nous le combattons.
    L'esprit du temps, il n'est jamais où on le croit. Il n'est jamais ce que l'on croit, et ne se reconnaît que quand le temps en est passé.
 
    Il me semble pourtant qu'il est un peu gris, en ce moment, l'esprit du temps, et un peu froid aussi. Peut-être y a-t-il des saisons, pour l'esprit des humains, comme il y a des saisons pour les arbres. Peut-être sommes nous les passants de l'hiver.

Publié dans Fables

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"Je suis un Artiste"

Publié le par Carole

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Il y avait une large assiette de métal pour recueillir les dons. On y trouvait plus de monnaie de cuivre que de billets... J'ai déposé mon obole, et j'ai demandé si je pouvais photographier la palette du peintre.
- Mais bien sûr, madame !
Cela lui faisait plaisir, apparemment, que je fixe ainsi cette oeuvre de craie, que vent et pluie disperseraient, ou que peut-être il effacerait lui-même, avant de quitter le trottoir pour rentrer dans la longue nuit d'hiver des pauvres et des vagabonds.
La palette éclatait de couleurs, elle était vaste et taillée pour tournoyer autour du bras d'un de ces peintres en gloire qui oeuvrent pour les musées et pour l'éternité. Posée sur le sol comme un bouclier, elle avait l'air d'attendre que quelqu'un se penche sur elle, la saisisse, se redresse et combatte enfin - pour le peintre couché sur le trottoir, ou pour tant d'autres encore.
"Je suis un Artiste", disait l'inscription à la craie, "et moi je ne gagne pas d'argent, si ce dessin vous plaît, aidez-moi."
 
"Je suis un Artiste"... étrange affirmation... Car qu'est-ce qu'un artiste, plus encore un Artiste - puisque majuscule il y a -, sinon celui que d'autres - Artistes reconnus, évidemment - reconnaissent pour tel ? Est-il possible de se faire artiste ? N'adoube-t-on pas l'Artiste au plat de l'épée de célébrité - ou du moins aux clichés de la renommée médaillée ? Mais peut-on devenir un Artiste sous le regard d'autrui si l'on n'a pas, un jour, dans la solitude et l'obscurité, crié fièrement, absurdement, à l'humanité silencieuse, et qui s'en moquait bien : "Je suis un Artiste" ?
Et puis, et puis... dans un monde où toute valeur se mesure à l'argent, un artiste de valeur peut-il ne pas gagner d'argent ?
Le peintre du trottoir n'était-il pas, du reste, plus qu'aucun autre, taraudé de toutes ces questions qu'il prétendait nier, puisqu'il sollicitait notre regard, nous demandant s'il nous plaisait, le dessin gigantesque et vivement coloré qu'il déployait sous nos pas, nous implorant de payer, pour le lui dire, en monnaie trébuchante..
 
Je crois que sur ce bout de trottoir se tenait bien l'Artiste, dans sa splendeur et sa misère. Avec son désir d'être seul, de se créer lui-même comme un dieu - et son appel désespéré à autrui, au regard qui fait être le beau, qui fait grandir le vrai. Avec son désarroi, de voir que sa valeur, quand bien même on accepterait de payer à millions pour s'en convaincre, ne pourra jamais, sur l'échelle des biens humains, dépasser l'infime - cuivre luisant et teintant, petite monnaie des rêves qui n'achètent que d'autres rêves. Avec sa certitude aussi, de savoir que seul cet infime est précieux. 
Avec son acharnement, surtout, son obstination à continuer toujours, à continuer quand même. Car, tandis que je photographiais sa palette, près de l'assiette de métal oubliée, le peintre ne cessait de travailler, au milieu des passants indifférents, élargissant sans fin ce qui, j'en pris conscience en le quittant, était en réalité un immense autoportrait.

Publié dans Fables

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L'oiseau blessé

Publié le par Carole

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Blessé, il s'était réfugié là, à l'ombre de quelques marches qui déjà se tachaient de sang.
Il se tenait recroquevillé, aussi arrondi sur lui-même que jadis, dans l'oeuf. Tout à fait immobile, évitant de regarder au-delà de lui le monde devenu si vaste et si hostile, maintenant qu'il n'avait plus pour s'y conduire qu'un moignon d'aile rouillé sur sa blessure.
Quand je me suis approchée il est resté ainsi, aussi figé que la pierre, et ne cherchant à fuir que mon regard, pensant sans doute que j'étais la mort qui venait le trouver, et que, s'il ne la voyait pas, peut-être elle ne le verrait pas.
 
Ainsi font les animaux blessés. On dit qu'ils se cachent pour mourir. Mais ce n'est pas tout à fait cela : ils se cachent de la mort, et ils attendent.
Et quand la mort, qui visite soigneusement tous les trous d'ombre et toutes les tanières, zélée servante de l'ordre de ce monde, les a enfin trouvés, ils la laissent approcher, sans la regarder, s'efforçant de ne rien savoir d'elle pour qu'à son tour elle oublie tout ce qu'elle savait d'eux, et passe son chemin. Alors, bien sûr, elle entre, inexorable, et pose sa main sèche sur les yeux qui fuyaient.
 
Penchée sur lui, j'aurais voulu lui dire : "Oiseau, ne reste pas ainsi". Mais que suis-je moi-même en ce monde, que cet oiseau qui tremble de regarder la mort ?

Publié dans Fables

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Tricot

Publié le par Carole

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Emmitoufler les arbres pour l'hiver, nouer d'une écharpe à carreaux le cou rugueux des magnoliers, cravater de tricot rayé les troncs durcis de gel, et réchauffer d'une petite laine la sève qui figeait au creux des veines froides, c'était un étrange, immense et joyeux projet, qu'on avait confié, pour le mois de novembre, à des retraités de la ville.
Ils en étaient venues à bout. 
Cela m'avait bien plu, alors, qu'on l'ait tissé de vif, à la force des doigts tremblants, ce fil qui relie l'humanité aux arbres, qu'on l'ait nouée de couleurs aiguës, à la pointe émoussée des aiguilles bavardes des vieilles tricoteuses, la boucle d'harmonie qui attache nos âmes aux songeuses forêts.
Pourtant, quand je suis revenue au Jardin en janvier, on avait déjà déshabillé tous les troncs. Debout dans le vent froid, ils frissonnaient dans l'ombre, au long des grands chemins déserts.

Publié dans Fables

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Les perles

Publié le par Carole

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      "Que vois-je là ? dit sa mère tout étonnée ; je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants. D'où vient cela, ma fille ? " (Charles Perrault, Les Fées)
 
 
    A l'enseigne de boucherie, chaque lettre s'écrit sur des pointes d'aiguilles, chaque lettre se tire à seize, à vingt, ou quarante-quatre épingles, et chaque épingle se coiffe en manière d'ampoule, d'une tête ronde et brillante de verre rose. Et toutes ces perles roses et joliment éclairées disent, se substituant gracieusement à elles, ces gouttes de sang que notre pensée a du mal à soutenir et qu'elles métamorphosent...
   Avez-vous remarqué que les boutiques où se débite cette viande, dont nous n'aimons plus le spectacle trop rouge, dont l'odeur crue nous indispose, sont presque toujours admirables de coquetterie, charmantes de délicate élégance, jolies comme des écrins, profondes en leurs miroirs où des mondes se reflètent ?
 
    Je crois qu'il en en va souvent comme de cette enseigne de boucherie. Tant de réalités nous gênent. Quand il nous faut les désigner, nous y plantons les petites aiguilles du langage, et la magie opère, parant le sang de perles, civilisant la peur et rhabillant le mal. C'est ainsi que depuis longtemps nous avons transformé nos chômeurs en demandeurs d'emploi, nos clochards en sans domicile fixe, nos démolitions en déconstructions, et tous nos désastres en crises - notre surdité à ce tout ce qui gémit n'étant plus désormais que simple malentendance, et notre aveuglement au vrai, anodine malvoyance.
    Pourtant tous nos efforts ne peuvent empêcher les ombres, les petites ombres sèches des aiguilles des mots qui ne veulent rien savoir, de s'étendre bizarrement, tout autour de la vie, en couronnes d'épines...

Publié dans Fables

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l'écrasé

Publié le par Carole

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    On ne le remarque pas immédiatement, tout en bas, l'écrasé. Une tête de caillou, vaguement dessinée en visage, deux yeux sans prunelles, un nez comme un morceau d'os, une bouche sans lèvres : rien d'autre ne laisse deviner le corps de bête plate qui s'est pétrifié là, fossile informe, parmi les pluies et les ordures du trottoir.
    Pourtant, toute la vieille maison, avec ses poutres et ses murs, ses vies, ses ombres, ses joies et ses mystères, repose sur lui.
    Il est peut-être le mal, il est peut-être le bien, il est peut-être le désir, il est peut-être le malheur, il est peut-être l'orgueil du riche, il est peut-être la rude pauvreté, il est peut-être le désespoir, il est peut-être l'amour - il est peut-être un peu de tout cela. Comment savoir ? Il y a si longtemps que la maison est bâtie, et puis elle est si belle, si imposante, qu'on n'ose plus l'interroger...
 
    Il se tient silencieux, ni mort ni vivant, juste là, soutenant ce qu'on a construit, attendant. Il porte tout le poids, lui l'écrasé, de ce qui monte et se déploie, de ce qui grandit et se laisse admirer. C'est bien lourd, c'est si lourd... Mais de toutes ses forces il résiste, il s'emploie à rester toujours là, à ne pas se briser, à ne pas s'effacer tout à fait.
    Ainsi en va-t-il de tout ce que nous bâtissons. On voudrait l'oublier, mais toujours, tout en bas, se tient, silencieux et patient, cela qu'il fallut écraser pour poser l'édifice. Cela qu'il fallut écraser, mais qui ne meurt jamais.

Publié dans Fables

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Courir

Publié le par Carole

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Nantes - Rue de l'Echelle    
 
 
    Pourquoi courir ainsi, petit homme ? Pourquoi courir ainsi sur les marches du temps ? Pourquoi glisser si vite sur la pente si raide ? 
     Ne vois-tu pas que l'ombre déjà t'a recouvert, dans cette nuit qui tombe ? Ne sais-tu pas que déjà tu t'effaces, dans le flou de la ville, dans le gris de demain ? Et que ces couleurs vives, cette criarde joie, cet éclat électrique dont tu revêts ta course ne te garderont pas de la chute ?
   Arrête un peu, juste un instant, retiens-toi à la rampe, il en est encore temps. Regarde derrière-toi ce que tu laisses, et devant toi ce que tu espérais.
    Et puis, sans hâte, reprends la route, fais désormais en sorte que chacun de tes pas t'appartienne, et que chacun de tes voyages se mesure à ton pas. Qu'ils te ressemblent enfin, ces grands chemins que tu retraceras.

Publié dans Fables

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Un Mondrian sur les murs de la ville

Publié le par Carole

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    Au coin de l'ancien palais de la Bourse, occupé aujourd'hui par le magasin rutilant d'une Fnac, et demain peut-être par l'un de ces hôtels de luxe qui fleurissent dans la ville à mesure que ses rues s'emplissent de mendiants, un carreleur de la nuit, un de ces clandestins de l'art qui ravalent les murs quand nous dormons, a posé, très haut, ce tableau faïencé.
    14 carrés au carré qui font un petit Mondrian, et un vrai socle de perfection. Vitrail de céramique repartageant le monde en ses couleurs et en ses lignes. Labyrinthe où les rues s'en vont toutes d'accord vers l'unique angle droit. 14 carrés² posant sur le gris grumeleux du mur les promesses si pures de la raison.
    J'aime beaucoup Mondrian. J'aime beaucoup que l'on aime encore Mondrian, dans ce monde incertain qui se noie de ne plus savoir sur quels murs, quels angles ou quels carrés, appuyer son passage.
     J'aime aussi ce courage, cette étrange obstination de celui qui soudain s'est résolu à sortir, au plus noir et au plus solitaire de la nuit, muni d'un seau de ciment et de quelques carreaux de faïence, pour se percher sur une échelle, sur une gouttière ou sur le bord glissant d'une terrasse, dans le froid et l'obscurité, afin d'accomplir ainsi un forfait artistique longuement médité, et tellement inutile, souverainement insignifiant, presque invisible dans l'immensité urbaine.
     Il ne s'agit pas de laisser son nom, il ne s'agit pas de marquer sa trace, il ne s'agit pas de plaire. Juste de dire moi aussi.
     Moi aussi, voilà.
    Moi aussi Mondrian. Moi aussi peintre et penseur des couleurs et des lignes. Moi aussi collectionneur ornant la ville comme mon salon, moi l'inconnu, le vagabond des nuits.
    Vous aussi visiteurs de musée, vous aussi amateurs distingués, vous les passants pressés qui allez au travail, vous les passants sans logis qui ne savez où aller.
  Moi aussi, vous aussi. Carrelons les murs, reprenons possession du monde, cimentons notre vie et pavons nos chemins en couleurs décidées, en lignes résolues, bâtissons...

 

Publié dans Nantes

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" Dis oui à la vie "

Publié le par Carole

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    Le tram avait ralenti, puis s'était tout à fait arrêté au passage à niveau. Quand j'ai vu ce petit garçon, par la vitre, je me suis d'abord souvenue d'un conte que j'avais lu, tout enfant, dans un vieux livre. C'était l'histoire d'un crayon magique. Tout ce qu'on écrivait avec prenait forme et vie. L'enfant du conte entrait ainsi dans un jardin qu'il avait dessiné, où vivaient les animaux bizarres et les arbres splendides qu'il avait esquissés. Il poursuivait longtemps sa route, et avançait dans la vie, de dessin en dessin, pour le meilleur et pour le pire, par la magie de son crayon. Je ne me souviens plus du tout de la fin de cette histoire qui du reste n'avait aucune raison de se finir, le crayon traçant page après page des chemins toujours neufs, et pourtant toujours hésitants et tremblants comme un dessin d'enfant...
    Ensuite, j'ai réfléchi - ce que peut-être il faudrait toujours éviter quand il nous est donné soudain de voir, par la vitre du tram, un enfant s'amusant avec le vieux crayon du conte. Et j'ai pensé que ce petit garçon, posé là par des adultes, ne nous écrivait guère, très au-dessus de sa portée d'enfant, qu'une maxime béate et niaise, un conseil absurde de magazine, frappé aux clichés de ce temps qui abuse du oui, positivant insupportablement, incapable qu'il est d'affronter le non de la révolte ou de la solitude... 
    Puis je me suis ravisée. C'est vrai que la vie requiert notre consentement. Il faut lui passer l'anneau au doigt tous les jours, et tous les jours se laisser séduire encore.
    Un jour elle nous fut donnée, mais chaque jour il nous faut l'épouser de nouveau. Chaque jour tracer de nouveau son nom sur le mur de l'angoisse, dessiner de nouveau sa silhouette magique et fugitive, pour enlacer les branches de l'espoir, ou simplement se laisser conduire par la main jusqu'à la petite porte du jardin. Et, chaque fois, comme l'enfant, faire effort, se hisser, aller si haut, marcher si loin, qu'on en est maintenant épuisé, et que le bras se lasse et s'engourdit, et que la main retombe. Mais le crayon nous entraîne... encore, demain, plus loin... il y a tant de chemins à dessiner, tant de phrases à écrire, tant de consentements à donner à chaque instant de vie... oui. Rien n'est plus vrai.
    Le tram a redémarré. Par la vitre, j'ai vu soudain l'enfant bondir, sauter par-dessus le mur, se balancer aux arbres, puis marcher sur ce pont tout tremblant qui s'en va vers là-bas. Il tenait toujours le crayon, et sur les mots d'un conte oublié, d'un désir toujours neuf il traçait son chemin de vivant. Oui, je l'ai vu. Et je crois bien que je l'ai suivi. Oui...

Publié dans Fables

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