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enfance

Klapisch saumon fumé

Publié le par Carole

- C'est toujours comme ça, la première fois", disait tranquillement la bonne des Amodio à donna Rosa : "Faut pas vous frapper. Ensuite, petit à petit, on s'habitue. 
 
(Anna Maria Ortese, "Une paire de lunettes", in La Mer ne baigne pas Naples)
 
***
En ce temps-là, je voyais le monde en
Klapisch saumon fumé
flou.
 
 
En ce temps-là, je n'y voyais que gouttes et brouillards, ombres flottantes et reflets miroitants.
En ce temps-là, je voyais le monde en Monet et en Pissaro, en Cézanne et Seurat et crayons Caran d'Ache.
Autant dire que je le voyais en beau.
 
Jusqu'au jour où on s'en est aperçu.
Où on m'a posé sur le nez une paire de lunettes. C'en était bien fini, de voir le monde en flou, de voir le monde en beau, il a fallu le voir en vrai.
 
Ce fut une douloureuse épreuve. Je me souviens de ma marche hésitante, sur les trottoirs dont chaque irrégularité blessait mes yeux de verre, entre les vitrines gardées de mannequins aux fronts blancs et aux lèvres écarlates, aux doigts longs hérissés d'ongles durs. Un grand vertige m'avait saisie, face à ce monde que je ne pouvais plus inventer, mais qu'il me fallait, impitoyablement, observer.
 
J'ai réussi, enfin, au sortir de chez l'opticien de la rue des Trois Clefs, à regagner titubante, accablée, la "Quatre Ailes" de mon père. Prétextant la fatigue, j'ai aussitôt retiré mes lunettes et je les ai rangées dans le petit écrin soyeux et boutonné comme un corsage que m'avait donné l'opticien. J'avais bien l'intention, une dernière fois, de profiter des couleurs de la nuit - ces fabuleuses lumières diffractées roulant la couleur comme des vagues, que j'ai reconnues sans hésiter, des années plus tard, dans les paysages nocturnes de Van Gogh.
Il y avait, tout particulièrement, sur la route de Vendôme, juste avant le carrefour de Villebarou, ces hautes floraisons d'oiseaux flous, roses et bleus, immenses et palpitants dans leurs ailes battantes. Je les admirais tant. J'en rêvais jusque dans mes rêves. J'attendais toujours le moment où la "Quatre Ailes" passerait devant - bien trop vite -, de son petit trot léger d'oiseau blanc tiré à quatre chevaux.
 
 Justement mon père avait ralenti... apparemment mon incapacité, tout à l'heure, à déchiffrer ZU (non, je ne peux pas, zut et zut) l'avait sidéré.
-Et ça, là, tu peux le lire, quand même, sans lunettes ? Tu ne vas pas me dire.... ? Non ?  tu ne peux pas lire ça ? même pas ça, vraiment pas ? 
 
Lire ? Qu'y avait-il à lire ? On n'épelle pas les merveilles, on les contemple et ça suffit.
Il s'est arrêté tout à fait. Un long couinement douloureux a parcouru les flancs fourbus de la petite "Quatre Ailes".
-Mets tes lunettes !
Je les ai chaussées comme on enfile dans les contes les lourds sabots de bois qui vous ramènent sur la terre.
 
KLAPISCH SAUMON FUME
 
Voilà ce qui était écrit dans le ciel en lettres énormes et nettes.
 
KLAPISCH SAUMON FUME
 
La "Quatre ailes" a repris son élan dans la nuit qui se refermait.
J'ai hésité.
Et puis, réflexion faite, je n'ai pas retiré mes lunettes pour les ranger à nouveau dans l'écrin boutonné.
J'avais décidé de les garder.
Pour toujours.
Car si le monde avait cessé d'être flou, d'être beau et magique, il avait quand même gagné quelque chose :
il était devenu intéressant.
 

Publié dans Blois, Enfance

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Le gui

Publié le par Carole

Le gui
Un gui d'an neuf... il y avait si longtemps que je n'en avais vu.
 
Celui-ci m'attendait dans une crêperie du Croisic, terre bretonne où l'on n'a pas encore oublié tout à fait les rites des anciens Celtes.
Etrange parasite, ce gui qui ne vit que de la sève qu'il réussit à pomper à son hôte, mais ne le tue jamais, et même l'orne en hiver de sa verdure insolente et de ses baies grasses de glu. Mendiant enrichissant son donateur, misérable rhabillant de vie fraîche le tronc noirci de son hôte...
Pas étonnant qu'il soit devenu le symbole de l'espoir, des amours qui s'obstinent, du désir farouche de faire souche et de prospérer.
 
Je me souviens d'avoir vu, dans ma vieille ville de Blois, lorsque j'étais enfant, d'autres enfants, hardis et loqueteux, qui vendaient dans les rues, au temps de Noël et du Nouvel An, de pauvres et éclatants bouquets de gui.
Ils avaient des voix rauques toutes cassées de froid, et des dents qui brillaient, toutes souillées de faim. Ils criaient dans le froid, serrant dans leurs mains sombres des gerbes d'un vert tendre où tremblaient, perles rondes et luisantes de givre, les baies très blanches qui s'écrasaient en taches sur leurs vêtements râpés. 
C'était si triste de voir ces gamins de mon âge héler pour quelques sous les passants qui se détournaient. C'était si fabuleux d'imaginer leur ascension, la nuit, dans les peupleraies obscures où ils grimpaient, si haut, jusqu'au sommet des arbres immenses, tout au bord des étoiles. Des mendiants merveilleux.
"Mais avance donc, à la fin. Ce sont des Gitans, tu vois bien, des Gitans. Ils l'ont volé, leur gui, avance donc, on va manquer le car, mais qu'est-ce que t'as, à les regarder comme ça ?"
 
A l'arrêt du car, devant le square Victor Hugo, on racontait qu'un soir, une dame avait pris par la main une petite fille, plus frêle et plus mal vêtue que les autres, qui claquait des dents devant l'étal du marchand de gaufres. La dame lui avait acheté tout son gui, qu'elle avait laissé sur un banc, en plein milieu du square, là, juste devant le grand cèdre dont les racines sont comme des cordes. Puis elle avait emmené la petite fille à "La Belle Jardinière", et lui avait acheté une tenue d'hiver complète. Ensuite, pour parfaire son oeuvre, elle était passée chez Crochet où elle avait choisi des bottines bien vernies, avant de relâcher dans les rues l'enfant luxueusement attifée. Avec sa frimousse toute crasseuse, ça faisait drôle de la voir en dimanche, la Romanichelle.
-On se demande ce qui lui est passé par la tête, à la dame, ce qu'elle a pu s'imaginer. Elle a voulu faire son intéressante, voilà... Et la gamine s'est prise pour une princesse, fallait la voir parader avec son manteau couture et ses chaussures Crochet. Mais eux... ah, ça, eux, sûr, ils vont tout revendre, les vêtements, les bottines, même l'écharpe et les gants de laine, tout revendre, c'est sûr. Les Gitans, faut rien leur donner. 
 
Une dame-fée, une petite fille en haillons transformée en princesse ? J'en restais toute rêveuse. Au loin dans les rues décorées, les enfants des Gitans criaient toujours, de leurs voix rauques aussi râpées que les loques qu'ils portaient, le gui des lendemains heureux.
Peut-être qu'au contraire les parents avaient gardé soigneusement les vêtements de la dame, pour les partager et les transmettre, des années durant ? Peut-être que la petite princesse avait eu si honte de rentrer à la roulotte avec ses beaux habits qu'elle était allée courir dans les peupleraies des bords de Loire, jusqu'aux étoiles de gui qui avaient taché et déchiré ses vêtements, les métamorphosant en haillons ?
Et si les Gitans n'étaient pas des Gitans, mais des princes oubliés que des fées quelquefois s'en venaient éveiller de leur longue misère ? Et si, au contraire, nous étions tous des mendiants, tous, nous tous qui nous pensions heureux, tous ceux qui attendaient à l'arrêt du car, et les commerçants de la ville aussi, même la belle Jardinière qu'on ne voyait jamais rentrer ses moutons à la pluie, même le capitaine Crochet qui n'avait qu'une main, mais possédait tant de paires de chaussures, même la fée Marraine qui s'était cru si bonne et si puissante, et qui n'avait, en réalité, fait qu'implorer d'une mendiante l'aumône de sa reconnaissance ?
Comment savoir ?
Peut-être, si j'avais eu le droit d'acheter un bouquet, de le prendre des doigts glacés de ces enfants parias, pour le porter à mon tour comme un flambeau dans les rues de décembre, peut-être, alors, aurais-je pu comprendre ?
Car, je le devinais, il y avait dans ce gui somptueux et visqueux tout le sombre mystère de la fatalité et de la misère héréditaire, toute la force ardente des âmes libres et pauvres qui n'ont jamais eu peur de grimper jusqu'au ciel.
Et, aussi, le plus terrible secret de ce monde de glace, qui est qu'on ne devient un adulte qu'en enfermant en soi, sous le givre et la glu, à jamais ligoté dans ses propres racines, l'enfant qu'on a d'abord été.
 
Mais le car arrivait. Je me suis hissée, parmi les paquets de Noël, les filets débordants de châtaignes et d'oranges, et les paniers d'osier remplis de charcuteries, sur les sièges brinquebalants.
J'ai collé mon visage sur la vitre embuée pour admirer encore les lumières de la ville, que repeignait en vitraux chatoyants le kaléidoscope magique de mes yeux de myope. Et, parmi les paniers, les paquets, les collations au saucisson, les bavardages et les commérages, dans le bercement du moteur et la nuit de l'hiver, sans plus penser aux petits Gitans qui promenaient leur gui comme un Graal un peu sale, j'ai entamé, m'endormant peu à peu, mon long chemin vers l'âge adulte.
 
 
 
 
 
 

Publié dans Blois, Enfance

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Chemin d'ailes

Publié le par Carole

 

Sur le chemin, les ailes ouvertes, elle m'attendait.

Je me suis souvenue.
 
Enfant, j'avais un vieil instituteur - sourcils noirs blouse grise voix d'orage - un de ces durs hussards qui instruisaient à coups de règle les enfants des campagnes. Je le redoutais, je tremblais quand son ombre haute et large s'écrasait comme un poing sur ma table en fronçant ses sourcils de tonnerre...
 
Un après-midi de printemps, un de ces beaux après-midis de mai qui roulaient comme de joyeux ruisseaux vers l'immense océan des vacances d'été, il nous avait emmenés mesurer les rues du village avec la grande et lourde chaîne d'arpenteur - c'était l'heure de la leçon de choses.
Je ne sais plus combien de dizaines d'hectomètres, de centaines de mètres, de milliers de décimètres, de millions de centimètres et de milliards de millimètres pouvaient bien compter, cet après-midi-là, les rues de notre petit village, enroulées autour de l'église comme la paille dans le nid - mais je le vois encore, le dur instituteur, se penchant soudain sur le chemin pour ramasser ce qui ressemblait à une simple feuille.
 
Il s'est redressé, a contemplé au soleil son humble trouvaille, puis il l'a lancée délicatement en l'air. La petite feuille s'est mise à tourner bizarrement, traçant dans l'air bleu des ellipses étranges.
-Samare, a-t-il dit avec admiration, disamare de l'érable.
C'était la première fois que nous le voyions sourire.
Et la feuille est retombée très doucement sur le sol.
 
Il s'est penché de nouveau, rêveur, l'a de nouveau ramassée, relancée, et de nouveau la feuille a tracé dans l'air bleu ses cercles mystérieux.
-Disamare, a-t-il encore dit, graine d'érable.
Pour la seconde fois nous l'avons vu sourire.
Il a rouvert sa main dans le vent qui passait.
-Anémochorie !
Et la graine, emportée par ce mot magique, s'est envolée, tourbillonnant toujours, par-dessus le muret de la ferme Hallouin.
 
Nous avons repris la chaîne, la lourde chaîne à mesurer le monde. Et lui, rogue et sévère de nouveau, nous a obligés à tout recompter, hectomètres, mètres, décimètres, centimètres et millimètres, avec une féroce exactitude.
 
Mais la graine d'érable, la samare-libellule ramassée sur le sol et jetée dans l'air bleu, elle s'en était allée si loin, par le jardin des Hallouin, par la route de Merlette, au-dessus des ruisseaux, des rivières et des océans, si loin au-delà du village, si loin sur son chemin d'ailes, si loin qu'aucune chaîne d'arpenteur n'aurait pu suffire à mesurer son élan.
 
 
En y réfléchissant aujourd'hui, je crois bien que, cet après-midi-là, la leçon de choses était une leçon de poésie.
Mais peut-être lui-même ne l'a-t-il jamais su.
 
 

Publié dans Enfance

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Jouets

Publié le par Carole

Blois, rue des Trois Clefs, Maison des Jouets

 

Dire qu'aujourd'hui, ce n'est plus qu'un banal magasin de chaussures.
 
Pour moi, c'est une façade à remonter pieds nus un matin de Noël le chemin sinueux du temps.
 
Il est toujours délicieux, et toujours douloureux, de revenir dans une ville d'enfance.
Nous y cherchons, toujours déçus et toujours éblouis, tous les petits cailloux des souvenirs, devenus ces miettes de nous-mêmes qu'emporte sans pitié le vent qui nous repousse. Et quand il ne reste plus rien, c'est les yeux grand fermés qu'il nous faut continuer à regarder - en-dedans...
 
Pourtant, rue des Trois Clefs un miracle de négligence - ou d'économie - avait préservé l'inscription, sur le côté. Son jaune années-soixante et sa flèche tentatrice et rougeâtre étaient restés presque les mêmes.
 
Tous les ans, en décembre, la vitrine s'illuminait, et se chargeait comme un astre de  longs circuits de trains traversant des villages avec leurs épiceries, leurs gares, leurs chefs de gare, leurs moutons et leurs chiens, de vastes maisons de poupées à étages munies de baignoires et de télévisions, de deux-chevaux caracolantes et de quatre-ailes rêveuses, de camions de pompiers sans incendies et d'ambulances sans malades, d'usines à hélice en mécano vissé, de grands navires à découvrir l'Amérique, d'immenses boîtes de crayons Caran-d'Ache à dessiner le soleil et le ciel, pour les mouiller du bout du doigt comme la pluie qui passe.
 
C'était un monde, la vitrine aux jouets, dans la vieille maison médiévale de la rue des Trois Clefs, un monde entier suspendu dans la couleur dorée des jeudis soirs où l'on rentrait à la nuit tombée, après les courses de Noël, pour s'en aller attendre, au square glacé des arbres sombres, le car des villageois.
 
Nous nous arrêtions longtemps, à regarder, béats, le monde des jouets flotter dans la lumière, comme les passagers du Nautilus regardaient par la vitre le monde de la mer illuminé par les phares de leur sous-marin.
 
Pourtant, si on nous avait demandé lequel de ces jouets nous aurions aimé recevoir, nous n'aurions pas su répondre. Car en réalité, nous ne souhaitions recevoir aucun de ces jouets. Et si l'un d'entre eux quelquefois s'en venait jusque sous notre sapin, il nous décevait presque aussitôt ouvert.
Non, c'était ensemble qu'ils nous fascinaient. Comme si, dans ce monde entier qu'ils formaient, suspendus dans la lumière des néons, ils étaient devenus, d'être ainsi savamment exposés, l'essence même du jouet.
L'image réduite du monde compliqué et tourmenté des adultes, enfin dessiné à la juste proportion d'un regard d'enfant, enfin compréhensible, enfin parfait.
 
 
Qui sait si elles ne pourraient pas encore
nous les ouvrir, les grandes portes de corne
du rêve et du patient désir,
ces clefs qu'on a rangées, 
rouillées, presque oubliées,
dans ce vieux coeur d'enfant
qui pour toute la vie
sera notre seul bien ?
 

 

Publié dans Enfance, Blois

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Les tilleuls

Publié le par Carole

tilleul-bellier.jpg
 
Il suffit de passer, en juin, sous un tilleul en fleurs, pour que tout soit de nouveau là, intact : la chaleur qui s'allonge dans les ombres du soir, et l'appel monotone des tourterelles lentes, tandis que l'enfant, libre comme un jeune arbre au dernier jour d'école, s'avance dans la rue gardée de vieux tilleuls, balançant son cartable, vers l'été des vacances qui ne pourra jamais finir.
Et c'est toujours la même stupeur, et c'est toujours le même bonheur, quand on s'en va, en juin, dans l'odeur des tilleuls : que ce soit justement le plus impalpable qui nous fasse franchir les années, que ce soit le plus périssable qui sache seul guider notre mémoire vers son éternité.

 

Publié dans Enfance

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Rentrer

Publié le par Carole

fenêtre éclairée - version 3
 
En ce temps-là, ce vieux temps-là toujours neuf et naïf de la lointaine enfance, il fallait bien un jour un clair jour de septembre, le quitter l'oublier, pour un an pour toujours, le pays de soleil et d'ennui des si longues vacances.
 
Quand le matin venait, on entrait avec crainte et désir dans le monde inconnu de la nouvelle année scolaire.
Il y avait l'attente un peu anxieuse devant la porte close, dans la fraîcheur de huit heures. L'appel des noms qui paraissaient tous étrangers. La marche en file derrière le nouveau maître. Le grand tableau repeint s'étirant sur le mur comme un vaste horizon. La table étroite et bien cirée, barque luisante où était déjà posé le cahier.
On s'installait en marin sur le banc, on ouvrait prudemment la trousse de cuir fauve emplie de munitions colorées, et on tournait lentement la première page, en se penchant pour respirer l'odeur du large sur le papier tout neuf et gorgé de promesses.
Puis on plongeait la plume dans l'encrier plus blanc que coquillage où tremblait une eau lourde, d'un violet profond remué de courants souterrains.
Un instant la main restait suspendue au-dessus de la première ligne de la première page du premier cahier de l'année. Une ombre mince palpitait sur la feuille, s'allongeant comme un mât vers des rivages inexplorés. L'encre luisait en perle sombre au bout de la plume envolée.
 
Puis la main retombait. Le porte-plume encore sans tache traçait fidèlement les lignes du modèle. Et les lignes suivaient les lignes, lents bataillons dociles et déjà las, sur les chemins bien balisés qu'avait tracés le maître, de toute éternité.
Il n'y avait plus qu'à poursuivre ainsi, pour un an pour toujours, puisqu'on était rentré.
 

Publié dans Enfance

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Des femmes de fil

Publié le par Carole

Des femmes de fil

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La bobine tournoyante d'où s'élance le fil, empruntant le chemin compliqué et patient qui lui fait un destin. La canette et le guide-fil.
Et la machine grise, vaillant petit dragon labourant sans répit avec ses dents d'aiguille le tissu remâché sur le doux pied-de-biche. 
 
La canette, la machine. Le pied-de-biche, le guide-fil.
Je n'ai rien oublié. Ces mots étaient chez eux chez les femmes de chez moi.
Les femmes de la famille. Les grands-mères et les mères. Les tantes et les soeurs. Toutes les femmes de chez moi.
Je les ai toujours vues coudre et tricoter, repriser et recoudre. Tracer sur des papiers de soie avec leur craie magique le dessin de nos corps, découper le tissu avec leurs grands ciseaux aiguisés ou crantés, et bâtir et biaiser, dans le droit fil ou à vagues de smocks, de surjets et de fronces. Ourler et crocheter, faufiler, repriser, doubler et galonner, tirer l'aiguille et pousser la navette, à point zigzag, à point d'abeille, à point d'épine, tandis que la machine, bon dragon domestique, mordait à grand fracas le tissu qui vrillait.
Les femmes de ma famille. Elles avaient toujours un fil entre les doigts, une jupe à ourler, une laine à nouer, un ouvrage à filer, une pelote à démêler. Elles cousaient en lisant, crochetaient en veillant, tricotaient en tournant la cuillère à pot, et piquaient en rêvant sur la machine ardente qu'on ne rangeait jamais.
Les femmes de chez moi. Les mères et les tantes. Les grands-mères et les soeurs. Sans fin elles cousaient, tricotaient, nouaient et faufilaient leurs lourds fils-au-Chinois et leurs laines mousseuses et leurs cotons soyeux comme mots à broder. 
C'étaient des femmes de fil.
Des femmes inlassables. Qui habillaient les corps et recousaient les jours. Pour que la vie, toujours, sans noeuds et sans cassures, suive le fil du temps qui ne doit ni se rompre, ni s'emmêler, mais suivre le chemin de canette et d'aiguille, compliqué et si simple, dragonnant et patient, que lui fait le destin.
 

Publié dans Enfance

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Pâquerettes (réédition revue)

Publié le par Carole

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Au lendemain du carnaval, quand tous les confettis, fleurs des fêtes d'un jour, jonchent le sol de leurs brassées défaites, les pâquerettes écrasées sous les pas se déplientdéfroissent un à un leurs pétales, remaquillent leurs collerettes. Se remettent debout. 
C'est qu'elles n'ont pas fini, ces patientes de Pâques, le long chemin qui conduit les saisons. C'est qu'elles sont en route, tranquilles pèlerines, vers tous les chants d'oiseaux.
 
Enfant, j'aimais cette vigueur modeste des pâquerettes, qui surgissaient du gel toutes minces élancées, pour parler du bonheur. A Pâques, chez mes grands-parents, dans le jardin de Guéret où nous passions les fêtes, elles poussaient dru dans les flaques de neige qu'avait laissées l'hiver. Je me souviens d'avoir cherché, dans l'herbe frottée de givre, de froids lapins enveloppés de papier d'aluminium, et bien des oeufs brillants tout tachetés de boue. M'accroupissant parmi les fleurs, fermière des promesses du monde, je les moissonnais pour entasser sur leur corps tous mes trésors précaires. Longtemps, je le savais, silencieuses et douces, elles garderaient ouverts leurs yeux dorés, comme autant de petits soleils, au fond de mon panier plein d'ombre.
 
Il me semblait que chacun de leurs pétales contenait un jour de ce printemps qui venait de renaître. Aussi je les effeuillais anxieusement pour savoir combien de temps il durerait encore. Jamais je ne trouvais assez de pétales, et je recommençais toujours. J'avais beau les cueillir par poignées, détruire impitoyablement la spirale parfaite de leur fraîche couronne, elles renaissaient sans cesse, sans un reproche, et celles que j'avais piétinées se redressaient toujours dans l'herbe, sans mot dire, pour que je les cueille, et les effeuille, et les piétine encore. Au soir, quand elles se refermaient, elles étaient toujours du même rose ardent et fragile que le ciel.
 
Mais il fallait quitter Guéret par des routes qui tournaient comme le temps. Quand je revenais aux grandes vacances, l'été brûlant avait séché les pâquerettes du jardin, et le vent les jetait aux insectes dans l'herbe crépitante, confettis tristes et fanés, rebut des fêtes du printemps.
 
Plus tard, j'ai appris que les pâquerettes n'ont en réalité pas de pétales, mais des dizaines de petites fleurs ligulées, entourant un coeur jaune lui-même composé de dizaines d'autres fleurs tubulées. Ainsi, chaque fleur capitule tourne au vent sur sa tige comme un bouquet minuscule et pourtant immense, composé de tant de fleurs jaunes et blanches qu'aucun enfant ne pourrait les compter.
 
Pourquoi, cependant, n'ai-je jamais pu trouver une pâquerette dont le coeur vivace aurait été piqué d'assez de fleurs à effeuiller
pour que rien ne se meure,
que le printemps dure à jamais,
au jardin disparu de Guéret ?

Publié dans Enfance

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L'odeur du chocolat

Publié le par Carole

Blois, rue Robert-Houdin

Blois, rue Robert-Houdin

Cette brume insensée où s'agitent des ombres, comment pourrais-je l'éclaircir ?
(W)
 
 
A Blois où je suis née, je suis toujours chez moi. A Blois où j'ai été enfant, je suis toujours perdue.
Des trains sifflants caracolent et galopent sur les coteaux de brume, comme petits poulains, en versant sur hier leurs confettis de suie. Et le fleuve s'en va comme une île qui passe, avec son chargement de morts souriant doucement, tandis que sur les quais je salue de la main, toute seule égarée, cherchant plus loin ma route.
Les carrefours m'arrêtent pour me demander leur chemin avec de vieilles voix, et je ne sais que dire pour démêler leurs mains qui s'accrochent et me serrent. 
Car tant de villes se mêlent à cette ville où je marche en moi-même que je n'en peux tracer la carte qu'avec des crayons d'ombres et des traits de lumière. Pourquoi ces escaliers où se creusent mes pas ne remontent-ils pas jusqu'aux sources des jours ? Il doit bien y avoir quelque part, pailleté de dentelles et enflammé de briques, un château pour les heures ?
Parfois j'arrive à l'entrevoir, toute bleue comme l'aube, la rue qui s'en revient vers le jardin fleuri de glaïeuls et de rires. Ou bien je l'aperçois, chaude et vivante encore, dans un coin de rempart, cette vitrine jaune où flotte sans visage le regard encore là d'un vendeur sur le seuil.
 
Mais qui donc me rendra l'odeur du chocolat qui flottait sur la ville ?

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Publié dans Enfance

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La Tempête

Publié le par Carole

La Tempête
Hier soir, la "Folle Journée" était, chez moi, à Carquefou. Et Claire Désert nous a joué La Tempête, qui est peut-être la plus beethovenienne de toutes les sonates de Beethoven.
Elle a si bien interprété le dernier mouvement que j'ai cru entendre à nouveau Wilhelm Kempff...
 
C'était un dimanche matin d'hiver. J'avais été réveillée soudain par le disque qu'on venait de mettre sur le "pick-up", dans la chambre d'à côté, celle des parents.
Derrière la paroi mince, quelqu'un jouait un morceau que je n'avais jamais entendu, aussi clair, aussi parfait, aussi impérieux que le matin qui se levait.
Les notes enflaient comme des vagues, crépitaient comme la pluie, flottaient comme les nuages, chantaient comme le vent, et retombaient toujours, fluides, délicates et sauvages, sur le piano magique que je ne voyais pas, et qui n'avait rien de commun avec celui qu'on tapotait et violentait pour rire, chez ma grand-mère, le jeudi après-midi.
Nous n'avions que très peu de disques à la maison, et il était rare qu'on mette en marche le petit "pick-up" jaune qui labourait les vinyles avec sa griffe de diamant mal taillé. Qui nous avait offert ce disque ? Je n'en sais vraiment rien.
Je sais seulement que ce matin-là Wilhelm Kempff était venu chez nous jouer La Tempête.
Ce fut ma première rencontre avec la musique. Et peut-être, au fond, la seule.
Car alors, dans la stupeur qui m'envahissait, je l'ai tout entière comprise - je veux dire absorbée dans mon être jusque-là incomplet, comme un autre coeur, battant si près du coeur du monde qu'il aurait dû se substituer au mien. 
Puis il y a eu ce silence, quand tout s'est tu. Ce silence qui est la matière même de la musique.
Ce silence.
Aussi vaste et aussi douloureux que le regret et l'éternel désir.
 

Publié dans Enfance

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