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L'éperon du roi

Publié le par Carole

Château de Blois - Statue équestre de Louis XII

Château de Blois - Statue équestre de Louis XII

Il m'a toujours fascinée, ce grand roi s'avançant solitaire, juché sur un cheval aux pattes si étrangement levées qu'il ne peut que tomber, ou s'arrêter ainsi à jamais devant nous - image parfaite de l'éternité qui n'est rien d'autre que l'instant impossiblement suspendu.
Mais je ne me souvenais pas de ses éperons. Au temps lointain où je venais chaque semaine au château visiter la bibliothèque municipale, étaient-ils noircis de mousse, effacés par l'usure ? Ou bien mon esprit enfantin était-il incapable alors de percevoir le charme étrange et baroque de ces naïfs détails qui font voyager loin les pensées ?
 
Quoi qu'il en soit, cela m'est apparu avec une évidence aussi neuve que troublante, l'autre jour, quand je suis allée revoir le vieux château : tandis que, du côté sculpté, l'éperon manque (emporté par le temps peut-être, ou par un admirateur indélicat), sous le ventre de pierre rebondi de la royale monture se loge un autre éperon plat.
L'éperon du roi
Un éperon non pas sculpté, mais simplement posé sur la pierre, en trompe-l'oeil ou en léger relief - comme si le sculpteur, ou le reconstructeur du XIXème siècle, s'était dit... tiens, tiens tiens, il faudrait qu'on le voie, ce pied-de-l'autre-côté, balançant sur son éperon, pour que ma statue qui danse au bord des lois de l'équilibre semble au moins vraisemblable. Mais puisqu'il ne m'est permis de sculpter qu'un côté de la si fragile réalité, je vais me contenter de l'indiquer, ce pied-de-l'autre-côté, de quelques traits légers et colorés... Le désigner, là-bas, l'accrocher sur une ombre de botte, inviter le spectateur à laisser voyager son regard sur la mince échelle d'or qui lie le pied réellement sculpté à son double seulement suggéré. Ainsi, il passera, mon regardeur, sans même y penser, de l'autre côté - où se tient, non la vérité, mais son reflet au miroir.
Ainsi... ainsi... j'aurai fait de lui mon aide et mon apprenti. Mon complice peut-être. Celui dont l'oeil docile accepte d'achever en toute naïveté l'oeuvre nécessairement imparfaite, la savante et toujours incomplète illusion que nous propose l'art.
 

Publié dans Blois

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Deux silhouettes dans la nuit

Publié le par Carole

C'est une histoire obscure que je vais vous raconter aujourd'hui, une histoire d'autobus, de misère et de nuit.
 
C'était hier, il était peut-être dix-neuf heures trente, en tout cas il faisait déjà sombre.
Sur le quai de la Haluchère, au moment de monter dans le bus, une femme inconnue m'a abordée soudain, pour me "confier" une autre femme : une Africaine lourdement enceinte qui ne parlait que le portugais, accompagnée d'un petit garçon, et encombrée d'un gros paquet qui semblait contenir une petite poussette pliable. Il fallait veiller, m'avait expliqué l'inconnue, à ce qu'elle descende à l'arrêt "Sercel", d'où elle devrait ensuite rejoindre un "hôtel social". La femme muette tenait un morceau de papier avec une adresse, sans autre indication. Elle ne semblait pas du tout savoir quel chemin elle aurait à faire, et ne possédait ni carte routière ni téléphone. Elle est montée avec moi, puis s'est assise, près du petit garçon.
 
Une courte recherche sur mon smartphone m'a rapidement montré qu'elle aurait à parcourir trois kilomètres environ, au bord d'une route nationale dangereuse, dépourvue de trottoir et d'éclairage, puis à entrer dans le labyrinthe d'une zone industrielle que le soir vidait de tous ses employés, où elle ne pourrait demander son chemin à personne.
Alors mon imagination s'est affolée, elle a commencé à marcher au bord de la route, à s'égarer dans la nuit solitaire, à s'évanouir sous l'éclat des phares dans les douleurs de l'enfantement, à rouler sous les pneus crissants des voitures... J'ai eu peur. Si peur que je suis descendue avec la femme à cet arrêt qui n'était pas du tout le mien. Que j'ai demandé à mon mari de venir nous chercher en voiture, que...
 
Mais la femme courait devant moi, tirant son petit garçon, résolue, aussi vite qu'elle le pouvait. J'ai couru derrière elle, j'ai réussi à lui montrer en faisant de grands signes la direction à suivre. Elle courait tant que je ne parvenais pas à la suivre. Elle courait malgré son gros ventre, comme quelqu'un qui aurait fui... Moi j'essayais de l'accompagner, de loin, de plus en plus loin... Quand mon mari, après m'avoir recueillie toute essoufflée, s'est arrêté enfin à son niveau, elle a absolument refusé de monter avec nous, qui lui proposions, à grand renfort de gestes, de l'emmener jusqu'à sa destination.
Il semblait impossible de la convaincre. Ses yeux étaient emplis de tant de terreur. D'une terreur que je n'avais jamais observée encore chez un être humain. D'une terreur qui était La Terreur. 
Alors, désemparés, nous l'avons laissée partir avec son enfant sur le bord de la route, dans la nuit et le fracas des voitures.
Les deux silhouettes se sont rapidement perdues dans l'obscurité. Mon histoire est finie.
La femme a-t-elle pu malgré tout arriver ? ou bien a-t-elle passé la nuit à errer ? A-t-elle - horreur ! - dû accoucher seule avec son petit garçon, dans un fossé plein de boue ? Que s'est-il passé ? Je n'en sais rien. Je vous dis que mon histoire est finie. Que de la sienne, je n'ai rien su, et ne saurai plus jamais rien, sans doute.
 
Mais jamais je n'oublierai le remords que j'ai éprouvé. L'intense sentiment de culpabilité qui a pesé sur moi toute la soirée, comme si j'avais été pleinement et sans excuse responsable - moi qui pourtant croyais avoir tenté d'y remédier - de cette errance, de cette solitude, de cette détresse absolue.
Et jamais je n'oublierai ce regard de terreur. 
Le regard de ceux qu'on appelle aujourd'hui des migrants. De ces gens qui ont franchi la mer comme on franchit la mort, puis ne savent plus que courir dans la nuit des pays où le hasard les jette, effarés, redoutant la police autant que les violeurs et les détrousseurs, n'espérant de leur fuite qu'un moment de survie dans ces havres précaires qui jalonnent leur course.
 
Le remords et la terreur. Les deux seuls sentiments possibles dans ce monde chaotique où l'on ne peut plus être que de ceux qui possèdent un toit et une vie, ou de ceux qui n'ont rien, que leur ardeur à fuir et leur volonté de survivre.
Et c'est tellement absurde. Et je n'y comprends rien. Mais ces deux silhouettes avançant obstinées dans la nuit qui les efface, elles sont pourtant l'éternelle humanité de la mère et de son enfant, de l'amour qui contient tout le sens de nos brèves existences.
 
 

Publié dans Divers

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