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le village : selommes

L'osier de saint Bouchard

Publié le par Carole

    Quand le vieux saint Bouchard vivait encore à Selommes, mon village, il se fit faire un jour un panier d’osier. Un grand et beau panier à larges mailles qu'il voulait avoir pour puiser, disait-il, de l’eau à sa fontaine.
    Pour puiser, disait-il, toute l'eau du grand ciel, au flanc de la colline verte d'où jaillissait sa source, comme une humble couleuvre habillée de reflets.
    Dans ce pays de sources il avait en effet fait jaillir comme un autre sa fontaine, notre vieux saint Bouchard. Une fontaine pure, semée de cresson, d’écrevisses et de têtards bleus, murmurant dans sa mousse des mots qu'on ne comprenait pas [...]

suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com

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A ceux qui ne savaient que signer, à ceux qui ne savaient pas signer (réédition)

Publié le par Carole

  Mon grand-père était un Buisson, venu de Fontaine-les-Coteaux, au-delà de Vendôme, lointain pays de troglodytes et de vignes... à peut-être trente kilomètres d'ici... Ma grand-mère, elle, était une Ferrand, et chacun sait que les Ferrand sont de Selommes depuis que le monde est monde, et depuis qu'il y a des Ferrand sur la terre... Enfin, depuis au moins trois bons siècles... puisqu'on retrouve leurs noms bien accrochés aux pages fatiguées des vieux registres.
    Ainsi, on peut le lire encore très nettement, c'était le vingt-trois août mil sept cent quarante, le prieur Segondat ensevelit au cimetière de Selommes le corps de Loüis Ferrand, laboureur, âgé de quarante-cinq ans, et mort le jour même (de quelle redoutable maladie, pour qu'on l'inhume ainsi aussitôt ?). La sépulture se fit en présence de Marguerite Fournier son épouse, et de Nicolas Ferrand son fils. Nicolas Ferrand le fils a signé, d'une écriture appliquée, inhabituée, malhabile et raide malgré l'élégance souple du d final  : nicolas ferand. Etaient aussi présents Jacques Ferrand, et Loüis Fournier, sans doute les frère et beau-frère du défunt, mais eux ont déclaré ne savoir signer.
 
registre sépulture 1
 
    Un peu plus tard, en l'an mil sept cent quarante-six, Nicolas Ferrand fut l'heureux père d'une petite Anne - dont la mère était née Besnard comme mon arrière-grand-mère. Il a signé n. ferand, sur le registre tenu par le même prieur Segondat, de la même écriture appliquée que précédemment. Mais le temps avait passé, sa main s'était un peu rouillée... Sur la hampe trop lourde du d s'est égaré un petit pâté d'encre, et du beau prénom de Nicolas n'est plus restée que l'initiale. La marraine de l'enfant était Marie-Anne Bizieux, qui, elle, a déclaré ne savoir signer.
 
registres 2
 
    Louis, Marguerite, Nicolas, Anne, et vous aussi Marie-Anne, petite marraine ignorante, vous mes ancêtres, vous mes cousins perdus, depuis trois siècles la poussière de vos os, mangée des bêtes et des racines, s'est mêlée à la terre rousse et battue de vent de ces grands champs de Beauce que vous avez si durement cultivés. Pourtant il me semble aujourd'hui que vous voilà tout près de moi, et que vous faites cercle, et que vous chuchotez, bien vivants, et que vos rudes mains durcies de cals, cousues de cicatrices et striées d'engelures, s'approchent doucement de la mienne, frêle au travail et de peau bien trop fine, pour me conduire sur les chemins perdus.
    Et il me semble que c'est vous, vous tous, vous qui ne saviez que signer, et vous qui ne saviez pas signer, qui tenez maintenant mes doigts dans les vôtres, vous qui guidez ma main, pour écrire lentement des mots venus de loin.
    Oui,  il me semble vraiment que c'est vous, vous les laboureurs, vous les pauvres gens, vous qui ne saviez pas signer, et vous qui ne saviez que signer, vous tous enfin, qui posez là, tout en bas de la feuille, de vos plumes alourdies d'humbles joies et de souffrances amères, de longue peine et de rude courage, vos vieux noms oubliés.

Publié dans Le village : Selommes

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Eté aux couleurs du village

Publié le par Carole

Eté aux couleurs du village
Eté sur les joues rouges des doux coquelicots.
Eté au duvet blond des avoines mûries.
Eté dans le grand ciel lavé des sources bleues.
Eté dans le vent fou habillant les draps blancs.
Eté sur le clocher frappant d’or le vieux coq.
Eté sur l’épi jaune qu’on fauchera demain.
Eté dans les pluies noires s’en allant vers l’automne.
Eté froissant d'orages les drapeaux bleu blanc rouge.
Eté dans les glycines pleurant des larmes roses.
Eté dans l’appel gris des tourterelles au soir.

 

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La Source - Selommes

Publié le par Carole

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Publié dans Le village : Selommes

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Une étoile en hiver

Publié le par Carole

etoile-rouge-lampadaire.jpg
 
Etoile vers demain,
Petite étoile du village,
Accrochée toute nue,
Ecorchée toute rouge,
Au poteau électrique. 
Modeste rose au vent glacé,
Fleur de pauvre lumière,
Traversant seule le noir,
Comme un coeur en hiver.
Aiguille vive de Noël,
Piquée dans le tissu des nuits,
Pour tracer le chemin
Qui n'ira pas bien loin.
Petite étoile du village, 
Petite larme de courage,
Trempée au feu 
 De l’espérance.
 
Et nous qui te voyons à peine.
Et nous qui ne prenons pas garde.

Publié dans Le village : Selommes

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La porte

Publié le par Carole

porte-droits-de-l-homme.jpg
Exposition - médiathèque Beauce et Gâtine - Selommes
 
 
    J'ai voulu hier aller visiter la médiathèque. Car il y a maintenant une médiathèque dans ce petit village où j'ai pris, tout enfant, l'habitude d'entasser presque sans choisir, sur les rayonnages de ma vieille bibliothèque fermée de grillages comme un garde-manger, les livres achetés à la ville, comme un pauvre aurait enfermé dans l'armoire à provisions son grain, son huile et son sel - pour ne pas mourir de faim pendant les vacances - pour ne pas disparaître de ne plus avoir un seul quignon de papier imprimé à me mettre sous la dent.
    J'ai trouvé porte close, bien sûr, en cette période de fêtes.
    Mais devant la porte fermée il y avait une autre porte. 
   Celle-là était sans serrure et ouverte à tous les passants de ce monde. Elle avait été peinte en bleu de lavande et de source, et un enfant y avait calligraphié, aux changeantes couleurs de l'espoir, les premières lignes, si souvent oubliées, si souvent bafouées et trempées dans le sang, de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.
   Fermant cette bannière d'arc-en-ciel, le mot fraternité était posé très rose, oiseau d'aurore sur sa branche espérance. Et, là-bas, tout au bout, l'accent aigu, traçant sa route, délié comme une aile, paraissait s'envoler plus haut, bien plus haut que la barre du t, bien plus haut que toutes les portes barrées.
    C'était si beau, si accueillant que je suis entrée.

Publié dans Le village : Selommes

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A ceux qui ne savaient que signer, à ceux qui ne savaient pas signer

Publié le par Carole

       Mon grand-père était un Buisson, venu de Fontaine-les-Coteaux, au-delà de Vendôme, lointain pays de troglodytes et de vignes... à peut-être trente kilomètres d'ici... Ma grand-mère, elle, était une Ferrand, et chacun sait que les Ferrand sont de Selommes depuis que le monde est monde, et depuis qu'il y a des Ferrand sur la terre... Enfin, depuis au moins trois bons siècles... puisqu'on retrouve leurs noms bien accrochés aux pages fatiguées des vieux registres.
    Ainsi, on peut le lire encore très nettement, c'était le vingt-trois août mil sept cent quarante, le prieur Segondat ensevelit au cimetière de Selommes le corps de Loüis Ferrand, laboureur, âgé de quarante-cinq ans, et mort le jour même (de quelle redoutable maladie, pour qu'on l'inhume ainsi aussitôt ?). La sépulture se fit en présence de Marguerite Fournier son épouse, et de Nicolas Ferrand son fils. Nicolas Ferrand le fils a signé, d'une écriture appliquée, inhabituée, malhabile et raide malgré l'élégance souple du d final  : nicolas ferand. Etaient aussi présents Jacques Ferrand, et Loüis Fournier, sans doute les frère et beau-frère du défunt, mais eux ont déclaré ne savoir signer. 
 
registre sépulture 1
 
    Un peu plus tard, en l'an mil sept cent quarante-six, Nicolas Ferrand fut l'heureux père d'une petite Anne - dont la mère était née Besnard comme mon arrière-grand-mère. Il a signé n. ferand, sur le registre tenu par le même prieur Segondat, de la même écriture appliquée que précédemment. Mais le temps avait passé, sa main s'était un peu rouillée... Sur la hampe trop lourde du d s'est égaré un petit pâté d'encre, et du beau prénom de Nicolas n'est plus restée que l'initiale. La marraine de l'enfant était Marie-Anne Bizieux, qui, elle, a déclaré ne savoir signer.
 
registres 2
 
    Louis, Marguerite, Nicolas, Anne, et vous aussi Marie-Anne, petite marraine ignorante, vous mes ancêtres, vous mes cousins perdus, depuis trois siècles la poussière de vos os, mangée des bêtes et des racines, s'est mêlée à la terre rousse et battue de vent de ces grands champs de Beauce que vous avez si durement cultivés. Pourtant il me semble aujourd'hui que vous voilà tout près de moi, et que vous faites cercle, et que vous chuchotez, bien vivants, et que vos rudes mains durcies de cals, cousues de cicatrices et striées d'engelures, s'approchent doucement de la mienne, frêle au travail et de peau bien trop fine, pour me conduire sur les chemins perdus.
    Et il me semble que c'est vous, vous tous, vous qui ne saviez que signer, et vous qui ne saviez pas signer, qui tenez maintenant mes doigts dans les vôtres, vous qui guidez ma main, pour écrire lentement des mots venus de loin.
    Oui,  il me semble vraiment que c'est vous, vous les laboureurs, vous les pauvres gens, vous qui ne saviez pas signer, et vous qui ne saviez que signer, vous tous enfin, qui posez là, tout en bas de la feuille, de vos plumes alourdies d'humbles joies et de souffrances amères, de longue peine et de rude courage, vos vieux noms oubliés.

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Le silo

Publié le par Carole

silo-champs-1.jpg.psd.jpg 
 
Ainsi, te voilà, toi, te voilà encore ! On te voit de partout... Où qu'on aille ici tu es à l'horizon, un peu brumeux dans le lointain, vaste et pensif comme ces châteaux, ces montagnes et ces ponts qu'on aperçoit à l'arrière-plan des tableaux de la Renaissance - presque beau.
Oh, je peux bien te tutoyer, va, je t'ai si bien connu...
 
Je t'ai haï, tu sais. Quand tu ronflais près de moi de tous tes naseaux brûlants, et que mon père passait les nuits à travailler dans les entrailles de ton grand corps de monstre, allant et venant là-bas, parmi les feux tournants, petite ombre que l'ombre aurait pu engloutir.
Je t'ai aimé, aussi, je t'ai tant aimé. J'ai couru sous tes hautes murailles, j'ai joué dans les grands tas de grains parfumés d'été qui se déversaient un peu gras, comme l'abondance, dans tes cours poussiéreuses.
J'ai suivi en vélo, sur la route, jusqu'à perdre le souffle, les longs trains débordants qui s'arrachaient lourdement de tes dents, pour partir vers le monde en sifflant, chargés de toutes les moissons d'ici. 
 
Tu es né presque en même temps que moi, haut et droit, tout armé de béton, dans un coin de campagne tout parfumé de lilas et roucoulant de tourterelles. Mon grand-père t'avait ardemment désiré, tu devais être le joyau moderne de sa coopérative, fondée dans le vieil élan de 1936 et du Front populaire, et si jalousement aimée. La cathédrale de la Franciade - plus haute, plus belle, plus pure que les temples puissants de l'Union, sa rivale.
Mon père, ensuite, t'a fait grandir et prospérer. Nous sommes venus tous habiter contre tes flancs, dans la belle maison si blanche aux volets de bois vernis. Ton grand coeur de machine palpitait si fort près du nôtre qu'il nous semblait n'avoir pas d'autre vie que la tienne. Tu as grandi encore, sans fin, comme grandissent les ogres qu'on nourrit, tu es devenu immense et labyrinthique, vraie cité de Minos, splendide et terrible, avec tes étages et tes cuves, tes citernes et tes balances, et tes séchoirs ardents. De longues files de tracteurs venaient, l'été, t'apporter l'offrande des moissons dans le vacarme des moteurs. Nous t'admirions de pouvoir attirer à toi de telles foules de fidèles. Ta gloire était un peu la nôtre.
Mais tu étais exigeant, intraitable comme un dieu. Un jour nous t'avons quitté.
La maison blanche, ensommeillée, abandonnée, est peu à peu devenue toute grise.
 
Aujourd'hui, je ne te fréquente plus que de loin. Quand je reviens au village, et que je t'aperçois au détour d'un chemin, je te regarde avec un calme dont jamais autrefois je ne me serais crue capable.
Je t'observe à distance, je ne t'admire plus, tu ne me fais plus peur. Je me dis simplement que tu n'es qu'un silo, après tout. Des gens te doivent leur emploi, des agriculteurs continuent à te confier leurs récoltes. Tu es là, on a besoin de ton labeur et de tes forces, dans ce petit village si fragile, et c'est très simple, et c'est ce qui doit être.
Moi, maintenant, ça m'est égal, de toute façon. Je ne t'en veux plus. Je ne t'aime plus non plus. 

Publié dans Le village : Selommes

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Peau de pierre

Publié le par Carole

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Eglise de Selommes - Loir-et-Cher
 
 
L'église est toute simple et n'a qu'un chevet plat, admirable pourtant par l'appareillage très rare de ses pierres. Haute et rude bâtisse fortifiée, elle porte ce mur avec une élégance calme qui surprend tous les visiteurs - comme une large paysanne porterait avec grâce un fichu de soie pure sous sa cape de bure.
Il paraît que cet étrange ornement lui vient d'une ancienne villa gallo-romaine, d'un sol de mosaïque peut-être, qu'on aurait posé là pour marcher jusqu'au ciel. Des savants se sont savamment penchés, avec leurs yeux cerclés d'or et de lettres, pour en déchiffrer le mystère, sur ce dallage aussi beau que naïf - mais jamais on n'a pu en savoir davantage.
 
Enfant, souvent je me perdais à compter les rangées de losanges, les alignements de rectangles, les champs d'épis couchés et les cercles vibrants de fleurs. Je me plaisais à étudier le sens de ce damier changeant et capricieux comme un labyrinthe, dense et serré comme une cotte de mailles.
Aujourd'hui, il me semble seulement voir une vieille à la peau de pierre écailleuse et usée, tendant le dos à l'est, pour se chauffer en lézard au soleil du matin.
 
C'est que je ne suis plus un enfant, et que jamais je n'ai su me faire savante. C'est surtout qu'il m'est indifférent désormais que les choses aient un sens. Je me contente de regarder - c'est ma façon d'aimer.

Publié dans Le village : Selommes

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Légende

Publié le par Carole

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Gare de Selommes
 
    "Un [...] voisin de mon grand-père [...], me racontait que ce seul homme avait été sauvé parce qu'il s'était caché sous le pont. Les légendes font toujours plaisir aux enfants et j'écoutais bouche bée. Mais je me permets d'écrire pour les grands et je leur dis : "Ne croyez pas cela", pendant qu'en moi-même je me dis encore : "C'est dommage que ce ne soit pas vrai". (Abbé Brisset, L'Histoire de Selommes, textes rassemblés par M. Jean-Noël Rétif, p.5)
 
 
    Mon grand-père Buisson aimait raconter des histoires. Il en préparait toujours une ou deux pour la fin des repas de fête, à savourer avec le café et les petits gâteaux secs. C'étaient des histoires malicieuses qu'il rédigeait à l'avance, et qu'il récitait en mettant le ton, en ménageant de lents effets. Je crois que c'était sa façon, modeste et campagnarde, d'être écrivain  - d'être, en somme, de ceux-là qui récrivent, à pleins et à déliés, sur des pages reliées, la vie que le hasard gribouille à feuilles volantes et tourbillonnantes. Pour qu'on en rie ou qu'on en pleure, qu'importe, mais pour qu'enfin on l'aime, qu'elle ait du sel et de l'arôme - comme les bons repas de ma grand-mère, que prolongeaient, en somme, les bons récits de mon grand-père.
    Aux enfants, il racontait d'autres histoires, tout aussi excellentes et succulentes, mais qui portaient davantage à rêver.
    L'histoire de Selommes par exemple.
    Selon mon grand-père, il y avait eu au village - c'était il y a longtemps longtemps longtemps, si longtemps que c'était hors du temps -, un immense désastre. Parfois c'était un simple incendie ou une inondation, parfois c'était une guerre effroyable, un siège impitoyable, quelquefois même une peste remontée toute noire de l'enfer - comme toute légende, celle-là avait ses variantes, qui dépendaient à la fois de l'humeur du conteur, du temps qu'il faisait, et de la bonne volonté de ceux qui écoutaient, disposés à pousser plus ou moins avant le voyage en pays d'imagination.
    Quoi qu'il en soit, après ce cataclysme, ce monstrueux anéantissement de tout, ce raz-de-marée de la raison et de l'humanité, ce déluge de l'histoire locale, il n'était plus resté au village, sur les ruines fumantes et les cadavres noircis, qu'un seul homme. Une tourterelle s'était posée sur son épaule - plus tard elle peuplerait au clocher roucoulant - et lui, il s'était accroché à la vie renaissante comme Noé à son radeau.
    Donc il n'en restait qu'un. Mais un bon. Et travailleur avec ça.
   Car seul homme il était resté, et seul homme il avait, courageusement, tout rebâti. Tout. Tout seul. Les maisons bien solides et l'église bien fortifiée, les labours, les moissons, les fermes grasses et les fermes maigres, les Boisseau et les Crèvesec, le cours tremblant de la Houzée, la mâchoire âpre des moulins, les routes bleues qui tournent en rêvant, et la voie ferrée grise et nette comme une chaîne d'arpenteur. Même il avait bâti, pour l'avenir et le progrès - tant il avait enfoui profond le mal et hautement remblayé les ruines -, l'école de garçons et de filles, et la grande mairie républicaine, empennée de drapeaux tricolores et de fils téléphoniques, où mon grand-père était premier adjoint fervent, comme un autre aurait été diacre dans ces églises où il refusait absolument d'entrer.
   Ainsi, seul, l'homme de l'histoire avait façonné, dans l'argile de sa misère, à son image de pésan laborieux, ce beau village où nous vivions... ce monde entier qui, pour toujours, s'était appelé "Seulhomme" - enfin je veux dire Selommes.
   Quand il arrivait à la fin du conte, mon grand-père clignait toujours un peu de l'oeil, et sa bouche riait en parlant. Non, nous n'étions pas dupes, mais c'était bon à entendre, cette aventure du seul homme...
 
   J'ai repensé à ce récit en lisant L'Histoire de Selommes, rédigée par l'abbé Brisset, que Jean-Noël Rétif a si aimablement mise en ligne :
http://jenore.pagesperso-orange.fr/Documents/Histoire%20de%20Selommes.pdf  ).
   Car le vieil abbé, avec la même malice selommoise qui brillait dans les yeux de mon grand-père anticlérical, y explique qu'on lui a raconté, à lui aussi, enfant, la légende du "seul homme"... et qu'il n'y croit pas tout à fait, et que c'est bien dommage... 
 
   Mais s'agit-il d'y croire ? il faut une légende fondatrice aux capitales comme aux villages - un récit d'origine qui donne à la terre son sel et à la vie son sens.
   Et il me plaît de penser aujourd'hui que, si Rome a été fondée par deux hommes-loups, par les jumeaux de guerre et de conquête qu'étaient, dans l'ombre de Janus bifrons, Romulus et Rémus, mon village, lui, a été fondé par un seul homme de paix et de raison, un doux constructeur de maisons à toits de tuiles, un laboureur au pas alourdi de glaise, un Robinson tranquille forgé par le malheur et par l'espoir à la sage mesure de l'Homme. 
 
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Publié dans Le village : Selommes

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