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Chemin d'ailes

Publié le par Carole

 

Sur le chemin, les ailes ouvertes, elle m'attendait.

Je me suis souvenue.
 
Enfant, j'avais un vieil instituteur - sourcils noirs blouse grise voix d'orage - un de ces durs hussards qui instruisaient à coups de règle les enfants des campagnes. Je le redoutais, je tremblais quand son ombre haute et large s'écrasait comme un poing sur ma table en fronçant ses sourcils de tonnerre...
 
Un après-midi de printemps, un de ces beaux après-midis de mai qui roulaient comme de joyeux ruisseaux vers l'immense océan des vacances d'été, il nous avait emmenés mesurer les rues du village avec la grande et lourde chaîne d'arpenteur - c'était l'heure de la leçon de choses.
Je ne sais plus combien de dizaines d'hectomètres, de centaines de mètres, de milliers de décimètres, de millions de centimètres et de milliards de millimètres pouvaient bien compter, cet après-midi-là, les rues de notre petit village, enroulées autour de l'église comme la paille dans le nid - mais je le vois encore, le dur instituteur, se penchant soudain sur le chemin pour ramasser ce qui ressemblait à une simple feuille.
 
Il s'est redressé, a contemplé au soleil son humble trouvaille, puis il l'a lancée délicatement en l'air. La petite feuille s'est mise à tourner bizarrement, traçant dans l'air bleu des ellipses étranges.
-Samare, a-t-il dit avec admiration, disamare de l'érable.
C'était la première fois que nous le voyions sourire.
Et la feuille est retombée très doucement sur le sol.
 
Il s'est penché de nouveau, rêveur, l'a de nouveau ramassée, relancée, et de nouveau la feuille a tracé dans l'air bleu ses cercles mystérieux.
-Disamare, a-t-il encore dit, graine d'érable.
Pour la seconde fois nous l'avons vu sourire.
Il a rouvert sa main dans le vent qui passait.
-Anémochorie !
Et la graine, emportée par ce mot magique, s'est envolée, tourbillonnant toujours, par-dessus le muret de la ferme Hallouin.
 
Nous avons repris la chaîne, la lourde chaîne à mesurer le monde. Et lui, rogue et sévère de nouveau, nous a obligés à tout recompter, hectomètres, mètres, décimètres, centimètres et millimètres, avec une féroce exactitude.
 
Mais la graine d'érable, la samare-libellule ramassée sur le sol et jetée dans l'air bleu, elle s'en était allée si loin, par le jardin des Hallouin, par la route de Merlette, au-dessus des ruisseaux, des rivières et des océans, si loin au-delà du village, si loin sur son chemin d'ailes, si loin qu'aucune chaîne d'arpenteur n'aurait pu suffire à mesurer son élan.
 
 
En y réfléchissant aujourd'hui, je crois bien que, cet après-midi-là, la leçon de choses était une leçon de poésie.
Mais peut-être lui-même ne l'a-t-il jamais su.
 
 

Publié dans Enfance

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Mère et fille (réédition revue)

Publié le par Carole

 
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Quand je les ai aperçues, toutes les deux, assises dans ce fast-food qui jouxte, si bizarrement, une église, je tenais mon appareil-photo que je ne quitte plus guère. J'ai immédiatement appuyé sur le déclencheur. C'était tellement cela.
Cela - Je veux dire l'un de ces tableaux brusquement découpés dans le réel où tant, de l'humanité, nous est donné, d'un coup, à voir et à réfléchir.
Ici, oui, tant de choses étaient réunies : les personnages dans le cadre que leur faisait la baie vitrée, comme enfermés sur une scène, sous les spots ; les vivants de passage aux corps tronqués, sur le reflet étincelant de la vieille église récemment restaurée ; les gargouilles de pierre qui se penchaient pour écouter les mots de ceux qui sont de chair ; la femme mûre qui voulait être jeune, et celle qui, déjà si vieille, ne s'en souciait plus ; la blonde aux cheveux de platine, la grise à la terne permanente maison ; les gobelets de plastique rapidement vidés, et la conversation continuant comme une guerre sans trève ; et cet escalier entrevu, qui aurait pu conduire un peu plus haut, mais qu'on n'emprunterait pas.
Ces mots  enfin - café cappucino - absurdes et vides, barrant et recouvrant les vies comme les réalités sans grâce et jamais oubliées du commerce, chez ceux qui n'ont pour festoyer que les salles encombrées des fastfoods.
 
Mère et fille, ai-je pensé.
Mère et fille, ce ne peut pas être autre chose.
Elles sont venues en ville, et, comme il fallait rester ensemble un peu, qu'il faisait froid, qu'elles n'étaient pas bien riches ni l'une ni l'autre, et pas bien difficiles, évidemment, elles sont entrées dans ce local vulgaire et bon marché, elles ont pris des gobelets de plastique et des pailles au comptoir, elles se sont assises contre la baie vitrée, à la table de plastique mal nettoyée, pour avoir un peu de lumière.
Et tout a commencé, recommencé. La fille qui pérorait, la mère qui écoutait. La fille qui savait, la mère qui se taisait. La fille qui avait sa vie à faire, la mère qui l'avait ratée. La fille qui ne se laisserait pas faire, la mère qui réprouvait. La fille qui voulait marcher dans la lumière et dans l'amour, la mère qui depuis si longtemps avançait dans le gris et l'obscur.
L'éternelle histoire des mères et des filles, dans les familles qu'on appelle modestes, où l'on n'a pas grand chose à espérer. Dans toutes les familles, peut-être.
 
Et puis il y avait tous ces reflets si clairs, qui se penchaient sur elles pour les avertir, et qu'elles ne semblaient pas apercevoir. Ces doux reflets d'un autre monde, qui parlaient d'harmonie, qui murmuraient qu'il fallait se parler, s'approcher, se tendre enfin la main. Qui leur confiaient tout bas, si bas qu'elles ne pouvaient l'entendre, qu'un jour, bientôt peut-être, il n'y aurait que le regret, et l'immense mélancolie désespérée qui étreint, après, quand on comprend, enfin, si bien, tout ce qu'on n'a pas su se dire - quand on retrouve, au fond de sa mémoire, tous les mots jamais prononcés, qui ne le seront plus, et qu'on voudrait crier.
 

Publié dans Fables

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La fête sur le talus

Publié le par Carole

    Quand ça a commencé ? Je peux pas vous dire exactement.
    Au début de l'après-midi, je pense. Après le repas, je m'en suis aperçu, vers une heure et demie-deux heures, quand je suis sorti, avec ma femme, prendre le café sur la terrasse. Il faut dire que c'était un dimanche après-midi superbe, doux et ensoleillé, venté juste ce qu'il fallait. A passer au jardin, sans montre, en sirotant quelque chose, en lézardant au soleil bien tranquille, dans le parfum des lilas. Le premier jour de beau temps en mai, après des mois et des mois de pluie battante et de temps frisquet.
    Donc, avec ma femme, on est sortis sur la terrasse, prendre le café, se reposer au soleil.
    On a tout de suite entendu.
   C'était comme une sono qu'on aurait poussée à fond, mais le son devait venir d'assez loin, parce qu'il nous arrivait par vagues, avec le vent, des bouffées d'une espèce de musique, qui roulaient vers le lotissement, et qui repartaient plus loin, puis qui revenaient encore [...].

Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com

 

Publié dans Récits et nouvelles

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Faux

Publié le par Carole

Faux
Depuis quelque temps on le voit partout dans la ville.
 
En noir en couleur et en gris. En majuscules en minuscules, en lisible et en illisible. Sur les poubelles les murs sales et les palissades. A la va-vite en barbouillis, parfois en calligraphe. Il s'affiche partout, partout il se décline - comme une identité.
 
Faux.
 
C'est un faux tout à fait, un surnom de graffeur, un alias, un pseudo. 
 
Mais il me plaît, ce mot, en ces temps où la communication est devenue une science raffinée, où on mobilise tant d'efforts et d'argent et de réflexion stratégique pour gagner la grande guerre de l'opinion, et nous convaincre de croire à tant de mensonges - publicités, fake news, propagande et propaganda.
 
Faux, dit-il. Penchez-vous sur les ombres, touchez du doigt les failles.
Faux. Vérifiez les couleurs, ne croyez pas au bleu, ne croyez pas au rouge, mais remarquez les taches.
Faux. Voyez comme ça penche, voyez comme ça tremble, voyez comme ça cloche, voyez comme c'est toc.
Faux c'est faux : prenez garde au défaut. Faux c'est faux : qu'on ne vous prenne plus par défaut. Faut savoir dire non pour pouvoir dire oui.
Car il n'y a que le non qui puisse vous creuser, lentement, âprement, au flanc de ces parois du faux qu'il réduit en morceaux, un lacet de chemin vers le
 
Vrai.
 
 

Publié dans Fables

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A mon idée

Publié le par Carole

A mon idée

Ah, mon idée ! L'Idée - si longtemps attendue, si tendrement nourrie, si longuement guettée, si patiemment hameçonnée...

La voilà qui s'approche, qui mordille si vive, qui frétille si fine.

Je me penche, je m'élance, je tends tous mes filets ! comme elle luit, comme elle brille !

 

La voilà qui se prend, sirène ligotée, tournant et scintillant dans toutes ses écailles... oh, je la tiens déjà, je la veux, la harponne et la croche... c'est fait, elle est à moi ! Ah, mon idée, l'Idée !

 

Mais quel reflet m'a distraite, m'amusant de son rien ?

N'est-ce pas plutôt ce froid, soudain, qui fait trembler ma gaule, cette ombre sur l'eau noire des arbres qui grimacent ?

J'hésite, je procrastine - et elle, oh, mon idée, l'Idée, déjà elle crache l'hameçon, se dégage en riant, se disperse en déesse dans tous les plis de l'eau...

 

Je croyais la tenir, j'étais si sûre de moi, j'étais si sûre d'elle, et voilà qu'elle m'échappe, qu'elle a fui, qu'elle a tout à fait disparu.

Ah, mon idée ! L'Idée - C'était au bond qu'il fallait la saisir ! L'enlacer ligotée. La jeter toute vive dans mon seau à projets. Ne jamais la lâcher, plus jamais, la garder bien serrée dans son eau de lumière.

Au bout de mon hésitation, belle indocile elle a pris son élan, pour s'en aller rêver plus loin, toujours plus loin, vers cet horizon vague où les pensées qui se défilent croient se recoudre au ciel.

 

Je l'ai laissé passer, l'instant qui s'en venait à moi,

je l'ai laissée me laisser, l'Idée qui était mienne et qui sera néant.

 

Ah, mon idée ! l'Idée ! Enfuie, perdue, paillette d'or fondue dans le flot des possibles, écume des étoiles qui miroitent là-bas... Et moi qui ne sais plus où la pleurer, moi qui n'ai jamais su où la chercher...  

Ah, mon idée ! l'Idée ! cadavre absent sans visage et sans nom dont je mène le deuil sans savoir qui tu fus...

...je t'ai gravé

cette épitaphe :

 

A MON IDEE

in memoria

reveniat

 

 

 

Publié dans Fables

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Le cadre

Publié le par Carole

     Depuis combien de temps était-il ainsi, de travers, sur le mur d'en face ?
    Il devait bien y avoir plusieurs jours. Des mois même. Des années peut-être. Qui pouvait savoir ? Il avait dû glisser, peu à peu, glisser... très lentement, poussé par un déséquilibre infime du mince cordon qui le retenait, et, peu à peu, lentement, très lentement, fléchir, s'incliner... Jusqu'à ce qu'enfin il devienne impossible de ne pas le remarquer. C'est toujours de cette façon que les choses évoluent... se mettent à devenir insupportables... Presque rien tout d'abord, un léger détail, qui, sans qu'on y prenne garde, insensiblement, s'accentue, s'alourdit. Il y faut des jours, des mois et des années, souvent, mais,inéluctablement, cela suit sa pente, jusqu'à ce que ni le regard ni la pensée ne puissent plus s'en détourner. Jusqu'à l'inacceptable.
    Oui, c'était ce qui s'était produit, de toute évidence, avec ce... ce... disons ce... tableau... Que représentait-il, au fait ? On aurait dit... hum... un portrait... une sorte de visage... déformé par l'absurde prétention cubiste du peintre [...]
 
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com

 

Publié dans Récits et nouvelles

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