Dernier avant l'Amérique

Publié le par Carole

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A Sein où le vent bat sans fin du tambour sur les murs, il faut clouer les affiches pour empêcher les mots d'aller danser dans l'ouragan. Mais l'humour est solide, fidèle au poste comme un marin vaillant.
Ce "dernier hôtel avant l'Amérique" m'a d'abord fait sourire, puis il m'a rappelé la légende malicieusement fière-amère de saint Gwénolé, le brave patron de l'île.
 
Le saint pilote, fatigué de mener l'île étroite comme une barque sur les flots, avait imprudemment promis d'adoucir d'un miracle la dure vie de ses ouailles, et de poser un pont entre la pointe du Raz et l'île de Sein, par-dessus courants et rochers.
Le diable, toujours à l'affût de ce qui dans nos âmes voudrait s'éviter l'effort et s'offrir le confort, s'en fut trouver le saint, le sommant de tenir sa promesse et de bâtir sur l'heure le pont, dont il entendait faire une autoroute pour ses légions Panzer de démons et d'idoles. 
Le cas était embarrassant, l'île attendait le pont, et le diable attendait son île. Comment le saint pouvait-il déjouer le mal sans faire mentir sa parole vénérée ?
Gwénolé réfléchit un moment, puis, discrètement aidé par Dieu qui, secouant sa toge, fit neiger sur le Raz, il tailla dans la glace une arche immense et diamantine. Le diable aussitôt se précipita, ébloui, devant ses troupes en armes, et le pont s'effondra sous la chaleur d'enfer de leurs bottes roussies.
Le Malin mal en point n'eut d'autre choix que de plonger dans la mer en jurant, avec ses tanks et tous ses sbires. Sa colère fut si noire et tempétueuse qu'elle le poussa loin de Sein, jusqu'aux limites de la mer, du côté de cette Amérique qui n'existait pas encore. Alors, pendant que le démon nageait, nageait, nageait, buvant la haine jusqu'au fond de la tasse, le monde savoura sa petite heure de paix. La seule peut-être qu'il ait jamais connue.
Gwénolé se remit à ses prêches : pas de doute, il l'avait joliment bâti, le pont du Raz de Sein, nul reproche à lui faire. S'il s'était écroulé, ce n'était pas sa faute, il fallait s'en prendre à l'enfer, et s'en aller repêcher l'Autre pour demander des comptes.
Personne ne déposa la moindre réclamation. On remisa les plans dans les cartons de Babel. Et l'île resta posée toute seule et bien plate sur son ciment de récifs, comme la première pierre de ce grand pont d'effort, de rêve et de courage, de brume, d'espoir et de tempête, jeté vers l'horizon par-dessus l'océan des peines et des misères.
 
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Publié dans Fables

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L
Ces vieux saint bretons, toujours plus malins que le Malin lui-même !
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C
J'aime bien cette légende et qu'est-ce que tu racontes bien !!! :-)
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N
On se régale à lire ce conte. Projets de ponts dans les cartons, je crains qu'il n'en ait encore, le Malin!
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F
il y a des endroits certainement qui doivent rester sauvages
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F
Ah ces îles du Ponant!!il est certain qu'elle sont habitées de légendes et qu'elles prêtent leur côté sauvage,étrange et mystérieuse pour en créer d'autres!! Merci Carole de nous promener au milieu<br /> de cette merveille!! BISOUS FAN
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J
Une belle découverte pour moi que cette légende. Je me demande souvent comment elles ont pu naître. Amitiés. Joëlle
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A
J'aime beaucoup cette histoire et ton humour pour la raconter.<br /> Il n'empêche qu'on ne peut que penser à tous ceux qui y sont partis, vers cette Amérique, terre de tous les espoirs comme peut l'être maintenant l'Europe, pour d'autres...
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J
J'apprends... et je souris aussi à l'enseigne, merci Carole ;-)
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