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Gyotaku

Publié le par Carole

魚拓 - gyotaku - empreinte de poisson - foire-exposition de Nantes, avril 2017

魚拓 - gyotaku - empreinte de poisson - foire-exposition de Nantes, avril 2017

Le Gyotaku, c'est si étrange, si compliqué.
Ce n'est pas un dessin, c'est une empreinte. C'est, précisément, le "développement" du poisson : Gyo - taku.
魚拓
Il paraît que ce sont les pêcheurs qui ont inventé cela. Pour garder la mémoire de leurs plus belles prises. On voit que, là où nous autres Occidentaux ne penserions qu'à empailler, les Japonais, dont les songes sont faits de papier et de soie, pensent d'abord à imprimer.
 
La technique du Gyotaku est délicate et très rare.
On nettoie, tout d'abord, au vinaigre ou au sel, le poisson fraîchement pêché, puis on le sèche et on le prépare, pour que toute sa peau se tende comme un buvard. Ensuite on le trempe dans l'encre. Puis on le fait lentement rouler, écaille après écaille, nageoire après nageoire, jusqu'aux ouïes et aux barbes, sur le papier ou sur la soie. Et l'ombre de la vie descend avec l'encre noire sur le fond clair du support.
Il ne reste plus qu'à ajouter au pinceau le rond de l'oeil. Car l'oeil, qui ne sait pas reproduire la vie, mais seulement la réfléchir, ne retient pas l'encre et ne peut s'imprimer.
 
Le Gyotaku, c'est donc le comble du réalisme, puisque c'est le corps même de l'objet, dans tout ce qu'il a de concret, qui fabrique, ou plutôt développe l'image. Et c'est en même temps la plus extrême stylisation du réel, une très pure abstraction, puisque l'image obtenue n'est qu'une silhouette, ou plutôt une succcession de contours tracés dans l'encre.
C'est la plus authentique des images - et la plus fausse à la fois, puisqu'il y manque l'oeil.
La plus vivante des reproductions - et la plus morte aussi, puisque seul un cadavre peut être ainsi traité.
La première des photographies - et la plus incomplète, puisque de ce développement par essence incomplet ne subsiste jamais que le négatif.
 
Le Gyotaku, humble effort des pêcheurs pour retenir dans un dernier filet d'encre le poisson fugitif qu'ils ont arraché à l'eau mouvante, nous pose, en somme, dans tous ses termes, la question insoluble de l'art - de tout art, fût-il celui des plus grands maîtres : comment pouvons-nous retenir, sans la changer aussitôt en trace imparfaite et périssable, l'image de ce monde où tout n'est que trace et reflet qui passe ?

Publié dans Japonisme

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Yozakura

Publié le par Carole

Yozakura
Au Japon, le cerisier en fleur, sakura, est une sorte de passion nationale. Le symbole de la vie, dans sa splendeur fragile et fugace, se dispersant comme la pluie dans l'envol des pétales.
On donne congé à tous lorsque les cerisiers fleurissent, pour que tous puissent aller en famille faire "hanami", ce qui signifie "voir les fleurs". Car c'est un spectacle nécessaire à l'accord sacré de l'homme et du monde, qu'on ne saurait manquer qu'au péril de son âme.
Mais le plus beau des hanamis, la quintessence de toutes les harmonies de tous les sakuras, c'est le spectacle incomparable du cerisier de la nuit, yozakura, celui qui éclaire tout l'obscur du bouquet tournoyant de ses fleurs blanches ou roses.
 
Alors, hier soir, je suis sortie dans mon jardin dans la nuit noire, voir comment mes petits cerisiers s'acquittaient de leur tâche, eux, pauvres arbres aux bras maigres et mangés de lichens, humbles créatures aux fleurs pâles et rares, que personne ne songerait à venir visiter en procession.
J'étais, je vous l'avoue, partagée entre doute et espoir. 
 
Cependant au jardin les arbres se tenaient droits et majestueux. Ils avaient accroché sur leurs branches comme de longs rouleaux le tissu trempé d'encre d'une nuit de soie pure. Et leurs fleurs dessinaient en silence, minuscules et modestes, sur cette sombre page, un poème très blanc qui éclairait le ciel et s'ouvrait sur le monde comme une haute estampe.
 
Mes cerisiers étiques étaient bel et bien devant moi devenus yozakuras, les merveilleux sakuras de la nuit dont chaque pétale niche comme une étoile sur les branches du ciel.
 
夜桜
Et je me suis souvenue que c'est notre regard qui fait fleurir le monde, et nous accorde à lui d'un seul trait de pinceau. 
 

Publié dans Japonisme

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Le bonheur

Publié le par Carole

Le bonheur
Où est-il ? Où est-il ? Par ici ou par là ? Par là ou par ici ?
Certes pas dans la cage, peut-être dans la rue, sûrement pas à vendre dans les vitrines en soldes, probablement caché quelque part dans les ombres, à moins qu'en ce reflet... car après tout, qui sait ? Il pourrait être ici tout aussi bien que là. Il pourrait être là tout aussi bien qu'ici. Comment savoir où le trouver ?
 
Quelquefois je me dis que c'est tout autre chose, que c'est tout autrement. Que c'est lui qui nous trouve. Et nous, qui nous trouvons par ici ou par là, par là ou par ici, sur son grand chemin bleu, il nous prend par la main et nous conduit sans hâte où nous devons aller. 

Publié dans Fables

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L'éperon du roi

Publié le par Carole

Château de Blois - Statue équestre de Louis XII

Château de Blois - Statue équestre de Louis XII

Il m'a toujours fascinée, ce grand roi s'avançant solitaire, juché sur un cheval aux pattes si étrangement levées qu'il ne peut que tomber, ou s'arrêter ainsi à jamais devant nous - image parfaite de l'éternité qui n'est rien d'autre que l'instant impossiblement suspendu.
Mais je ne me souvenais pas de ses éperons. Au temps lointain où je venais chaque semaine au château visiter la bibliothèque municipale, étaient-ils noircis de mousse, effacés par l'usure ? Ou bien mon esprit enfantin était-il incapable alors de percevoir le charme étrange et baroque de ces naïfs détails qui font voyager loin les pensées ?
 
Quoi qu'il en soit, cela m'est apparu avec une évidence aussi neuve que troublante, l'autre jour, quand je suis allée revoir le vieux château : tandis que, du côté sculpté, l'éperon manque (emporté par le temps peut-être, ou par un admirateur indélicat), sous le ventre de pierre rebondi de la royale monture se loge un autre éperon plat.
L'éperon du roi
Un éperon non pas sculpté, mais simplement posé sur la pierre, en trompe-l'oeil ou en léger relief - comme si le sculpteur, ou le reconstructeur du XIXème siècle, s'était dit... tiens, tiens tiens, il faudrait qu'on le voie, ce pied-de-l'autre-côté, balançant sur son éperon, pour que ma statue qui danse au bord des lois de l'équilibre semble au moins vraisemblable. Mais puisqu'il ne m'est permis de sculpter qu'un côté de la si fragile réalité, je vais me contenter de l'indiquer, ce pied-de-l'autre-côté, de quelques traits légers et colorés... Le désigner, là-bas, l'accrocher sur une ombre de botte, inviter le spectateur à laisser voyager son regard sur la mince échelle d'or qui lie le pied réellement sculpté à son double seulement suggéré. Ainsi, il passera, mon regardeur, sans même y penser, de l'autre côté - où se tient, non la vérité, mais son reflet au miroir.
Ainsi... ainsi... j'aurai fait de lui mon aide et mon apprenti. Mon complice peut-être. Celui dont l'oeil docile accepte d'achever en toute naïveté l'oeuvre nécessairement imparfaite, la savante et toujours incomplète illusion que nous propose l'art.
 

Publié dans Blois

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Deux silhouettes dans la nuit

Publié le par Carole

C'est une histoire obscure que je vais vous raconter aujourd'hui, une histoire d'autobus, de misère et de nuit.
 
C'était hier, il était peut-être dix-neuf heures trente, en tout cas il faisait déjà sombre.
Sur le quai de la Haluchère, au moment de monter dans le bus, une femme inconnue m'a abordée soudain, pour me "confier" une autre femme : une Africaine lourdement enceinte qui ne parlait que le portugais, accompagnée d'un petit garçon, et encombrée d'un gros paquet qui semblait contenir une petite poussette pliable. Il fallait veiller, m'avait expliqué l'inconnue, à ce qu'elle descende à l'arrêt "Sercel", d'où elle devrait ensuite rejoindre un "hôtel social". La femme muette tenait un morceau de papier avec une adresse, sans autre indication. Elle ne semblait pas du tout savoir quel chemin elle aurait à faire, et ne possédait ni carte routière ni téléphone. Elle est montée avec moi, puis s'est assise, près du petit garçon.
 
Une courte recherche sur mon smartphone m'a rapidement montré qu'elle aurait à parcourir trois kilomètres environ, au bord d'une route nationale dangereuse, dépourvue de trottoir et d'éclairage, puis à entrer dans le labyrinthe d'une zone industrielle que le soir vidait de tous ses employés, où elle ne pourrait demander son chemin à personne.
Alors mon imagination s'est affolée, elle a commencé à marcher au bord de la route, à s'égarer dans la nuit solitaire, à s'évanouir sous l'éclat des phares dans les douleurs de l'enfantement, à rouler sous les pneus crissants des voitures... J'ai eu peur. Si peur que je suis descendue avec la femme à cet arrêt qui n'était pas du tout le mien. Que j'ai demandé à mon mari de venir nous chercher en voiture, que...
 
Mais la femme courait devant moi, tirant son petit garçon, résolue, aussi vite qu'elle le pouvait. J'ai couru derrière elle, j'ai réussi à lui montrer en faisant de grands signes la direction à suivre. Elle courait tant que je ne parvenais pas à la suivre. Elle courait malgré son gros ventre, comme quelqu'un qui aurait fui... Moi j'essayais de l'accompagner, de loin, de plus en plus loin... Quand mon mari, après m'avoir recueillie toute essoufflée, s'est arrêté enfin à son niveau, elle a absolument refusé de monter avec nous, qui lui proposions, à grand renfort de gestes, de l'emmener jusqu'à sa destination.
Il semblait impossible de la convaincre. Ses yeux étaient emplis de tant de terreur. D'une terreur que je n'avais jamais observée encore chez un être humain. D'une terreur qui était La Terreur. 
Alors, désemparés, nous l'avons laissée partir avec son enfant sur le bord de la route, dans la nuit et le fracas des voitures.
Les deux silhouettes se sont rapidement perdues dans l'obscurité. Mon histoire est finie.
La femme a-t-elle pu malgré tout arriver ? ou bien a-t-elle passé la nuit à errer ? A-t-elle - horreur ! - dû accoucher seule avec son petit garçon, dans un fossé plein de boue ? Que s'est-il passé ? Je n'en sais rien. Je vous dis que mon histoire est finie. Que de la sienne, je n'ai rien su, et ne saurai plus jamais rien, sans doute.
 
Mais jamais je n'oublierai le remords que j'ai éprouvé. L'intense sentiment de culpabilité qui a pesé sur moi toute la soirée, comme si j'avais été pleinement et sans excuse responsable - moi qui pourtant croyais avoir tenté d'y remédier - de cette errance, de cette solitude, de cette détresse absolue.
Et jamais je n'oublierai ce regard de terreur. 
Le regard de ceux qu'on appelle aujourd'hui des migrants. De ces gens qui ont franchi la mer comme on franchit la mort, puis ne savent plus que courir dans la nuit des pays où le hasard les jette, effarés, redoutant la police autant que les violeurs et les détrousseurs, n'espérant de leur fuite qu'un moment de survie dans ces havres précaires qui jalonnent leur course.
 
Le remords et la terreur. Les deux seuls sentiments possibles dans ce monde chaotique où l'on ne peut plus être que de ceux qui possèdent un toit et une vie, ou de ceux qui n'ont rien, que leur ardeur à fuir et leur volonté de survivre.
Et c'est tellement absurde. Et je n'y comprends rien. Mais ces deux silhouettes avançant obstinées dans la nuit qui les efface, elles sont pourtant l'éternelle humanité de la mère et de son enfant, de l'amour qui contient tout le sens de nos brèves existences.
 
 

Publié dans Divers

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Le mieux est de savoir

Publié le par Carole

Le mieux est de savoir
A Blois, ville de Ben, j'ai rencontré cette maxime, copiée par un amateur de lumière sur un compteur à gaz :
 
LE MIEUX
EST DE
SAVOIR
 
A Blois, ville du doute, accroupie en Diogène devant un compteur à gaz qui philosophait dans la rue, je me suis demandé si.
 
Car savoir, est-ce vraiment le mieux ? Qu'est-ce que c'est donc, savoir ? Est-ce même que cela existe ? Et le pire n'est-il pas de croire savoir alors qu'on ne peut savoir que si peu, ou rien ? 
Et savoir, à supposer que cela soit tout de même possible, est-ce que ce n'est pas terrifiant, aussi ? Est-ce que cela ne l'a pas fait trembler, lui-même, celui qui a posé sur son compteur ce R prêt à tomber, ce R tout hésitant, au bout de son élan, avec son long jambage entraîné vers le vide, comme un funambule en danger ?
Car est-ce que savoir ne mène pas à forcément à pouvoir qui bouleverse l'ordre du monde ?
Et est-ce que savoir, en définitive, ne débouche pas sur l'évidence des catastrophes, sur l'explosion des désastres, et sur la certitude atroce de cette mort à quoi tout nous conduit, mais que nous ne pouvons contempler davantage que le soleil ? 
 
Pourtant, il y a en nous, toujours, cette force qui veut. Ce désir obstiné, qu'on ne peut arrêter, roulant depuis des siècles sur le chemin obscur comme un tonneau dans son rond de lanterne. Qui nous pousse en avant, qui nous dit que le mieux, oui, que le mieux, toujours, quoi qu'il en soit, quoi qu'il en coûte, c'est quand même de continuer. 
Que le mieux, malgré tout, c'est encore d'essayer et d'essayer encore
de savoir.
 

Publié dans Fables, Blois

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L'aile du printemps

Publié le par Carole

Pour ce printemps errant qui pose à la fenêtre
comme une aile de papillon
ses yeux de soie et d'encre
où tremble la lumière
sur le pinceau des ombres,
 
               un haiku de Bashoo, que je viens de m'essayer à traduire :
 
 
shirageshi ni hane mogu tefu no katamikana
 
piquée sur le coquelicot blanc
l'aile du papillon
signe du souvenir

Publié dans Japonisme

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Pierres tassées

Publié le par Carole

Pierres tassées
C'était un de ces tas de pierres qui tiennent lieu de murets, dans nos banlieues rapidement poussées. Juste un de ces gabions de pierres irrégulières, aiguisées à la pioche ou à la dynamite, avant d'être jetées en vrac et brutalement encagées.
 
Il aurait très bien pu s'écrouler, écraser les passants en renversant sur le trottoir sa cargaison mutinée.
Ou rester obstiné tourmenté et sétrile à peser sur ses grilles, tas de cailloux aigu remâchant ses blessures.
Qui s'en serait préoccupé ?
 
Mais ces pierres-là se sont tassées les unes sur les autres, les unes sous les autres, les unes avec les autres. Puisqu'on les avait jetées là ensemble, ensemble elles ont cherché leur place.
Et peu à peu l'informe a commencé à prendre forme. La mousse a maçonné les angles, les oiseaux, les insectes et les feuilles ont façonné le terreau, et on a vu pousser contre les grilles les premières récoltes de lierres et de fleurs.
 
Ce n'est toujours pas un mur stable, me direz-vous, ça ne tiendra jamais qu'encadré et contraint. Mais c'est peut-être le début d'une autre histoire. D'une de ces vieilles histoires de socles et de fondations.
Une histoire très humaine, comme savent en écrire quelquefois les cailloux, sur les chemins des hommes.

Publié dans Fables

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Le banc - Petite fantaisie de Saint-Valentin

Publié le par Carole

—Excusez-moi, madame, je vois que vous êtes installée sur ce banc...

—En effet, monsieur.

—Cela vous dérangerait-il si je m'y installais aussi ?

—Je vous en prie, monsieur, je vais me pousser un peu...

—Je sais qu'il y a d'autres bancs libres...

—En effet...

—Qu'il y a même de nombreux autres bancs restés libres, que la plupart des bancs sont restés libres...

—Vous l'aviez remarqué ? [...]

Suite sur mon blog cheminderonde.wordpress.com

Publié dans Récits et nouvelles

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A la peinture dorée

Publié le par Carole

A la peinture dorée
Ce n'étaient que des feuilles de lierre sur un mur de banlieue.
Mais un passant généreux avait jeté sur elles un peu de peinture d'or, et elles se frottaient au soleil du trottoir, luisantes comme des louis.
 
Je me suis souvenue de cette histoire bizarre, de pinceaux d'or et de flacon magique, que Delahaye raconte dans ses souvenirs sur Verlaine. 
C'était peu de temps avant sa mort. Le poète avait emménagé avec son Eugénie dans un pauvre appartement de poète. Et pour vêtir cette ombre qui venait dans ses yeux de mourant se coucher toute grise comme un chien fatigué, il avait eu l'idée d'acheter un pot de peinture dorée. Il en avait d'abord badigeonné son cordon de sonnette, puis le garde-feu de sa cheminée, et la cage à oiseaux d'Eugénie, et les pots de fleurs d'Eugénie... enfin, la richesse lui venant en dorant, il s'en était pris aux chaises du logement - mais la peinture était fragile et s'en allait en poudre, si bien que tous ses visiteurs emportaient avec eux, mêlée aux moutons du tapis et à la suie des rues, un grain de cette poussière lumineuse à laquelle ils étaient venus se frotter.
 
 
La sonnette d'un roi sur la porte du pauvre.
Un foyer de pépites pour tous ceux qui ont froid.
Des chaises enluminées pour chaque visiteur.
Et ces feuilles à l'or fin sur les murs des cités.
 
 
Peindre le monde tout repeindre
badigeonner les ombres
à la peinture dorée
comme font les poètes
et les passants qui songent
 
pour que retombe en grain
de poussière ou de pain
l'or des fous l'or soleil
l'or oiseau l'or abeille
des rêves
qui sème le chemin
des hommes.
 

Publié dans Fables

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